Portrait du peintre Suzane Valadon :

L’insoumise aux pinceaux

Autoportrait de Suzane Valadon - 1927

Il y a des femmes qui attendent qu’on leur tende la main. Suzanne Valadon, elle, l’a prise d’autorité, et encore, seulement quand ça l’arrangeait. Elle est née dans le bruit et la fureur d’un monde qui ne voulait pas d’elle autrement qu’en silhouette effacée. Fille d’une blanchisseuse et d’un père inconnu, éduquée par la rue, elle aurait dû disparaître dans l’ombre des faubourgs parisiens. Mais certaines âmes ont l’insolence de l’éternité.

Elle entre dans le monde de l’art par le seul rôle que l’époque réserve aux femmes : celui de modèle. Mais elle ne se contente pas d’être regardée : elle observe, apprend, absorbe. Dans les ateliers où elle pose, elle capte les gestes, les techniques, les secrets du métier.

Montmartre, l'atelier à ciel ouvert

Très vite, Montmartre devient bien plus qu’un décor : c’est un atelier à ciel ouvert, un territoire où elle forge son regard et son style. Un monde d’hommes où il faut lutter pour être prise au sérieux. Là, elle croise ceux qui bousculent l’ordre établi :

  • Henri de Toulouse-Lautrec, qui la croque dans ses dessins et la surnomme « Maria ».
  • Pierre-Auguste Renoir, qui la fige en figure sensuelle dans La Danse à Bougival, mais dont elle rejette l’esthétique trop lisse.
  • Puvis de Chavannes, maître du symbolisme qui l’influence brièvement.
  • Erik Satie, compositeur fantasque et amoureux transi.
  • Edgar Degas, l’aîné bourru, misanthrope, génial. Lui seul comprend qu’elle n’est pas qu’un visage. Elle est une main, un regard, une puissance. Il lui met des crayons et des pinceaux entre les doigts. Elle mord la toile comme un animal affamé. Il sera le seul mentor qu’elle ne trahira jamais.

Dans cet univers, elle refuse d’être cantonnée au rôle de muse. Son ambition est claire : elle sera peintre.

L'Audace de la réalité

Elle apprend sans académisme, sans dogme. Elle n’aura jamais à plier sous le poids des règles. Son regard capte tout : la lumière rasante sur les pavés, les ombres fuyantes des passants, la vie brute sans artifices.

Son trait ? Cru. Nerveux. Vivant. Pas d’ornement superflu, pas de recherche d’agrément. Elle ne peint pas pour plaire, elle peint pour dire.

Ses sujets ? Des nus puissants et réalistes, des portraits intimes, des scènes domestiques sans fard, des natures mortes vibrantes, des paysages éclatants. À travers eux, elle impose un regard féminin inédit dans l’art.

Une technique brute et vibrante

Sa peinture est à son image : franche, indomptée. À l’huile sur toile, elle trace avec une énergie brute, presque violente. Ancrée dans le post-impressionnisme, elle applique la peinture directement, sans fioritures. Empâtements épais, coups de pinceau rapides, instinctifs : chaque touche amplifie la force expressive de ses œuvres.

Ses teintes fétiches ? Bleus profonds, rouges intenses, verts audacieux. Elles structurent, dynamisent, percutent. Pas de fondu, pas d’effets lissés : juste l’impact.

Chaque couleur est une décision, chaque geste une affirmation. Sa peinture ne se contemple pas passivement. Elle s’impose, elle happe, elle bouscule.

Les critiques

Les critiques de son époque furent assez hostiles. Une femme qui peint comme un homme, c’est déjà transgressif. Mais une femme qui peint les femmes avec un regard affranchi du désir masculin, voilà une révolution. Ses nus, bruts et puissants, brisaient avec force les codes d’un art dominé par le regard masculin.

Bien qu’elle ait souvent été réduite à sa vie personnelle ou à ses relations avec des hommes célèbres, Valadon a obtenu néanmoins une reconnaissance notable de son vivant. En 1924, l’État français acquiert La Chambre bleue, et elle expose dans des lieux prestigieux. Bien sûr, son indépendance artistique irritait de nombreux esprits conservateurs.

Ses portraits intimes

Son regard refuse la complaisance. Elle ne cherche pas à embellir, mais à révéler, avec une sincérité brute. Les chairs ont du poids, les ombres sculptent les visages, les corps s’imposent dans toute leur vérité, loin des canons académiques.

Lorsqu’elle trace un corps de femme, ce n’est pas pour l’offrir aux regards concupiscents, mais pour lui rendre sa chair, sa vérité. Ses nus dérangent : trop forts, trop massifs, trop vrais. Pas de peau de porcelaine, pas d’idéalisation, juste le corps brut, vibrant, entier. Tout l’inverse de ce que l’art attendait d’une femme qui peint.

Jugez-en par vous-même.

Dans Femme après le bain, Valadon dévoile l’intimité féminine avec une sincérité brute. Loin des canons académiques, elle accentue les formes sculpturales du corps et capte un instant de vulnérabilité. Le regard est absent, la posture naturelle, comme une fenêtre ouverte sur une réalité dénuée de mise en scène. On sent l’influence de Degas, mais Valadon va plus loin : elle débarrasse le corps féminin du regard masculin. Ici, la nudité n’est ni idéalisée ni offerte, elle existe simplement.

Cette même volonté de briser les conventions se retrouve dans Vénus Noire. En représentant une femme noire dans une posture affirmée, Valadon s’attaque à une double exclusion : celle des modèles féminins qui ne correspondent pas aux critères de beauté occidentaux et celle des figures noires trop souvent reléguées à l’exotisme dans la peinture. Influencée par Gauguin, elle utilise des couleurs intenses et des contours marqués, conférant à son sujet une présence vibrante.

La Chambre Bleue est un témoignage puissant de la modernité des années 1920 et de l’émancipation féminine après la Première Guerre mondiale. Le pyjama rayé, la cigarette et l’attitude décontractée du modèle traduisent une rupture avec l’image traditionnelle de la femme passive. Valadon illustre ici une femme maîtresse de son propre espace, indépendante et affranchie des codes anciens. La femme, cigarette à la main, adopte une posture traditionnellement masculine, défiant les normes de son époque. 

Avec Femme nue couchée, elle poursuit cette exploration du corps féminin, mais sous un autre angle. Ici, pas de posture rigide ou de regard défiant : la femme est allongée, détendue, assumée. Les lignes fluides et les courbes pleines donnent à la composition une sensualité évidente, sans jamais sombrer dans l’artifice. Un corps libre, tout simplement. Particulièrement réussit à mes yeux.

Valadon ne se limite pas aux portraits individuels. Avec Les Baigneuses , elle offre une vision révolutionnaire du nu féminin. Contrairement aux baigneuses idéalisées de Renoir ou Cézanne, ses femmes sont solides, en mouvement, ancrées dans le réel. Elles ne posent pas pour être admirées, elles vivent. Les corps interagissent, la composition respire la spontanéité. Loin de la passivité érotisée, c’est une scène de complicité et de sororité.

Cette approche du corps en action trouve un écho dans Le Lancement du filet. Ici, Valadon célèbre l’effort humain et la solidarité des pêcheurs. Les muscles sont tendus, les gestes précis, tout est en tension et en énergie. La scène est vibrante, presque onirique, mais toujours ancrée dans la puissance du geste. C’est un tableau que j’apprécie.

L’amour en liberté

Dans sa vie privée, même combat. Libre, insaisissable, insolente. Elle épouse qui elle veut, couche avec qui lui plaît, fait un enfant sans demander la permission à un père.

Ses relations et mariages : une femme qui choisit

  • Erik Satie : le compositeur fantasque tombe éperdument amoureux d’elle et la demande en mariage… après une seule nuit. Elle refuse.
  • Paul Mousis, un bourgeois aisé qu’elle épouse en 1896 pour assurer une certaine stabilité à son fils Maurice Utrillo. Mais elle s’ennuie.
  • André Utter, son jeune amant de vingt ans son cadet, qu’elle épouse en 1914. Il devient son modèle, son amant, son compagnon d’atelier.

Elle a épousé deux hommes, mais toujours selon ses propres termes. Elle reste insaisissable, même dans l’amour.

L’été ou Adam et Ève : Un renversement audacieux des conventions. Suzanne ose peindre un nu masculin de face, défiant ainsi la longue tradition où seuls les corps féminins étaient objets d’étude et de désir. André Utter, son amant et futur mari, incarne un Adam éphèbe, face à une Ève (Valadon elle-même) qui partage son espace dans une posture d’égalité. La composition que je trouve très réussie, réaffirme la volonté de l’artiste de briser les rôles genrés dans l’art et d’imposer une nouvelle vision du corps et du couple.

Visages et âmes

Si Valadon capte les corps, elle excelle aussi dans l’exploration des visages. Chaque portrait est une immersion psychologique, un dialogue silencieux entre l’artiste et son modèle.

Ainsi avec Portrait de famille, elle capture la complexité des liens familiaux. Elle se place au centre de la composition, affirmant son rôle dominant dans son entourage. Son fils Maurice pensif, son compagnon André Utter et sa mère l’entourent, dans un équilibre subtil entre attachement et distance. Les regards ne se croisent pas, chacun semble enfermé dans son propre monde. C’est un tableau à la fois intime et chargé de tensions.

Dans Portrait de Maurice Utrillo, elle ne cherche pas à embellir son fils, rongé par l’alcoolisme et les tourments. Les couleurs sombres, les traits tendus du visage, le regard fuyant, tout trahit une âme tourmentée. Il y a dans ce tableau une douleur contenue, un mélange d’admiration et de souffrance. Loin des portraits d’apparat, Valadon met à nu l’humanité de son sujet.

Enfin, avec Portrait de Geneviève Camax-Zoegger, Valadon immortalise une femme de lettres engagée, critique d’art et mécène. La posture assurée, les couleurs affirmées, tout dans ce portrait traduit la détermination du modèle. Une femme peinte par une femme, sans fard ni compromis.

L’Héritage d’une révolte picturale

Suzanne Valadon impose un regard inédit sur le corps et le visage humain. Sans artifice ni compromis, elle peint avec une franchise brute, libérée des conventions esthétiques. Chaque trait est une affirmation, chaque toile une prise de position.

Bien plus qu’une artiste transgressive, elle a réécrit les codes de la représentation féminine, refusant la passivité et l’idéalisation. Son œuvre, forte de plus de 800 toiles, dessins et gravures, témoigne d’une créativité inépuisable et d’un regard affranchi des normes. À travers ses nus, portraits et scènes de vie, elle a ouvert la voie à une vision plus sincère et affranchie.

Aujourd’hui, son influence perdure. Ses créations, toujours aussi percutantes, continuent d’interroger, de bousculer et de fasciner. Son héritage artistique, célébré notamment au Centre Pompidou en 2025, ne cesse de résonner dans le paysage contemporain. Plus qu’une peintre, Suzanne Valadon est un écho intemporel de liberté et d’audace.

Chronologie

Jeunesse et formation

1865 Septembre 23 – Naissance de Marie-Clémentine Valadon à Bessines-sur-Gartempe, dans une famille modeste.

Sa mère, blanchisseuse, élève seule sa fille. Elles déménagent rapidement à Montmartre, où Valadon grandira au cœur du bouillonnement artistique.

1879 – Débuts comme apprentie modiste et petits métiers.

1880 – Pose comme modèle pour les grands peintres de son époque.

Elle devient muse de Pierre Puvis de Chavannes, Auguste Renoir et Henri de Toulouse-Lautrec, tout en observant et apprenant leur technique.

1883 – Chute d’un trapèze qui met fin à ses ambitions acrobatiques.

Carrière artistique et reconnaissance

1886 – Naissance de Maurice Utrillo.

1890 – Henri de Toulouse-Lautrec la surnomme « Suzanne » et l’encourage à peindre.

1893 – Edgar Degas devient son mentor et lui achète ses premiers dessins.

Il l’initie aux techniques du pastel et de la gravure, influençant durablement son style.

1894 – Première exposition au Salon de la Société nationale des beaux-arts.

1909 – Rencontre avec André Utter, son futur mari.

1912 – Maurice Utrillo est interné en raison de ses troubles liés à l’alcoolisme.

Période de maturité et succès

1914 – Exposition personnelle à la Galerie Berthe Weill.

1923 – Peinture de « La Chambre Bleue ».

Un tableau marquant où une femme, en pantalon, s’absorbe dans ses pensées, brisant les conventions sociales.

1928 – Réalisation de « Femme nue couchée ».

Un nu féminin puissant et massif, libéré du regard objectivant.

1932 – Peinture de « Portrait d’André Utter et ses chiens ».

Fin de vie et héritage

1936 – Réalisation de « Portrait de Geneviève Camax-Zoegger ».

1938 Avril 7 – Décès à Paris à l’âge de 72 ans.

Elle est inhumée au cimetière de Saint-Ouen, laissant derrière elle une œuvre marquante et pionnière dans l’histoire de l’art.

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