Le bras de fer mondial

Le monde retient son souffle, et à juste titre. La nouvelle politique protectionniste de Donald Trump n’est pas un simple slogan électoraliste, mais une force déstabilisatrice pour l’échiquier économique mondial. Dans la lignée des analyses perspicaces de Paul Jorion, une réalité crue émerge : nous ne sommes pas face à une banale dispute commerciale, mais à un affrontement systémique aux conséquences potentiellement désastreuses.

La situation américaine actuelle en matière d’échange avec la Chine et l’UE

Face à ce bras de fer mondial aux enjeux considérables, il est essentiel d’examiner précisément la position commerciale actuelle des États-Unis vis-à-vis de leurs deux principaux partenaires — et concurrents stratégiques — que sont la Chine et l’Union européenne. Ensemble, ils concentrent près de 37 % du commerce extérieur américain. 

Les chiffres révèlent ainsi une réalité complexe qui va bien au-delà des simples slogans politiques. Ils mettent en lumière les déséquilibres persistants du commerce extérieur américain en 2024 : un déficit massif avec la Chine (–270 Mds $), alimenté par les importations de biens, et un déficit plus modéré avec l’UE (–132 Mds $), atténué par un excédent en services.

Ce contraste révèle la dépendance industrielle des États-Unis face à la Chine, tandis que leur suprématie dans les services (notamment numériques et financiers) leur assure une position dominante vis-à-vis de l’Europe. Malgré ces déficits, les États-Unis restent au cœur du système économique mondial, grâce à leur puissance monétaire et technologique. Le problème n’est donc pas tant le déficit que la capacité à continuer de l’orchestrer.

Ces déséquilibres commerciaux, souvent pointés du doigt par l’administration américaine comme une faiblesse à corriger, masquent pourtant une réalité économique bien plus nuancée. Ce qui apparaît comme un problème structurel constitue en réalité le fondement même de la puissance financière américaine – c’est là que réside l’illusion du déficit et l’erreur fondamentale dans l’approche protectionniste.

L’illusion du déficit : l’erreur fondamentale américaine

L’obsession américaine de réduire son déficit commercial pour atteindre l’équilibre est une erreur fondamentale pour Paul Jorion. Car ce déficit, loin d’être une anomalie, est le rouage essentiel du maintien du dollar comme monnaie de réserve internationale.

Un exemple concret pour comprendre ce paradoxe :

Comment le monde obtient-il des dollars pour ses échanges internationaux ? Par un mécanisme simple mais contre-intuitif : le déficit commercial américain.

Prenons un exemple réel : en 2024, les États-Unis ont importé environ 47 milliards $ de smartphones depuis la Chine. En parallèle, ils ont exporté vers la Chine environ 30 milliards $ de produits agricoles (soja, maïs, bœuf, etc.). Résultat sur la base uniquement de cet exemple : 17 milliards $ restent en Chine. Ces dollars, excédentaires pour la Chine, peuvent ensuite être utilisés pour :

            • commercer avec d’autres pays utilisant le dollar comme monnaie d’échange,
            • investir dans des entreprises étrangères ou des infrastructures (notamment via les nouvelles routes de la soie),
            • acheter des obligations du Trésor américain, contribuant ainsi à financer la dette fédérale.

Si Trump réussissait miraculeusement à « équilibrer » parfaitement les échanges commerciaux, le monde extérieur ne recevrait plus de nouveaux dollars. Les conséquences seraient terribles. 

C’est le paradoxe que peu comprennent : le déficit commercial américain n’est pas une faiblesse mais le mécanisme même par lequel les États-Unis « exportent » leur monnaie au monde, maintenant ainsi le billet vert comme monnaie dominante mondiale, à hauteur de 58,4% des transactions mondiales fin 2023 contre plus de 70% dans les années 90.

Le « privilège exorbitant  » : pourquoi la domination du dollar est si précieuse ?

Cette mécanique du déficit n’est donc pas un accident mais la manifestation concrète de ce que Valéry Giscard d’Estaing qualifiait, dès les années 1960, de « privilège exorbitant » américain. Comprendre les avantages considérables qu’offre ce système est essentiel pour saisir les véritables enjeux du conflit économique actuel. J’en recense au moins quatre : 

Ces avantages représentent finalement une subvention collective mondiale non négligeable à l’économie américaine.

Alors pourquoi Trump persiste-t-il dans cette direction ?

La réponse tient en trois points :

        1. Calcul politique : Le déficit commercial est facilement compréhensible par l’électeur moyen, contrairement aux subtilités de la finance internationale. « Nous perdons face à la Chine » est un slogan efficace qui résonne avec le sentiment de déclassement de nombreux Américains.

        2. Aveuglement idéologique : L’administration Trump s’appuie sur des économistes hétérodoxes comme Peter Navarro qui rejettent le consensus académique sur les avantages du commerce international. Leur vision mercantiliste (où l’exportation est « bonne » et l’importation « mauvaise ») est simpliste mais politiquement séduisante.

        3. Objectif de réindustrialisation : Trump vise en réalité moins l’équilibre commercial que la relocalisation industrielle. En ciblant le déficit, il espère contraindre les entreprises à rapatrier leur production, même au prix d’une déstabilisation du système monétaire international dont il sous-estime les conséquences.

La « dé-dollarisation » : fantasme ou réalité émergente ?

Cependant, ce qui était autrefois un privilège incontesté commence à être remis en question. Face à l’instrumentalisation croissante du dollar comme outil géopolitique, plusieurs puissances économiques explorent activement des alternatives.

La « dé-dollarisation », longtemps considérée comme un fantasme, prend désormais la forme d’une réalité émergente aux conséquences potentiellement déstabilisatrices pour l’hégémonie américaine.

Ainsi, le système CIPS chinois traite désormais plus de 15% des transactions internationales impliquant des pays BRICS+. Le yuan numérique, expérimenté dans 17 pays partenaires de la Route de la Soie, dématérialise progressivement les échanges commerciaux hors de portée des sanctions américaines.

Selon le FMI, la part du dollar dans les réserves officielles mondiales est passée sous la barre symbolique des 59% fin 2023 (contre 71% en 2000). Ce n’est pas un effondrement, mais une érosion méthodique qui s’accélère.

IndicateurÉtats-UnisChineUnion européenneCommentaire
PIB nominal28,7 billions $ (27,3 % monde)18,5 billions $ (17,6 % monde)18,3 billions $ (17,4 % monde)L’écart se réduit chaque année entre les États-Unis et la Chine.
PIB en PPA26,9 billions $33,2 billions $23,7 billions $La Chine a dépassé les USA depuis 2017 et l’UE depuis 2014.

Le PIB en PPA (Produit Intérieur Brut en Parité de Pouvoir d'Achat) est une mesure économique qui permet de comparer le niveau de richesse ou de production des pays en tenant compte des différences de coût de la vie et du pouvoir d'achat entre eux. Contrairement au PIB nominal, qui est calculé en fonction des taux de change officiels des monnaies, le PIB en PPA ajuste ces différences pour donner une image plus précise du niveau de vie réel dans chaque pays.

IndicateurÉtats-UnisChineUnion européenneCommentaire
     
Réserves de change716 milliards $3,18 billions $1,1 billion $Déséquilibre majeur en faveur de la Chine.
Déficit/excédent commercial-918,4 Mds $+877 Mds $+147 Mds €Excédent commercial global considérable pour la Chine, et dans une moindre mesure pour l’UE.
Brevets acceptés368 5971,045 million~85 685La Chine est très loin devant.
Part des devises dans les paiements SWIFT (2023)USD : ~45 %CNY : ~3 %EUR : ~25 %Le dollar reste la devise la plus utilisée pour les paiements internationaux via SWIFT. L’euro conserve une position significative. Le yuan progresse mais reste en retrait.
Part des devises dans les réserves de change mondiales (FMI, T4 2023)USD : ~58,4 %CNY : ~2,7 %EUR : ~20,5 %Le dollar reste la principale monnaie de réserve mondiale. L’euro conserve une position significative. Le yuan progresse mais reste en retrait.
Europe UE

L’Europe :
entre impuissance et opportunité historique


Dans ce contexte de reconfiguration monétaire et financière mondiale, l’Union européenne demeure à la fois un spectateur inquiet et un acteur hésitant. Prise entre les ambitions rivales américaines et chinoises, elle oscille entre passivité stratégique et velléités de souveraineté.

Kaja Kallas, nouvelle haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères depuis décembre 2024, déclarait en mars 2025 que l’Europe devait cesser d’être une « zone tampon passive » entre deux superpuissances en tension.

Mais derrière les discours, les fissures demeurent : désaccords persistants entre les États membres sur l’avenir énergétique, retard de l’union des marchés de capitaux, lenteur dans le développement d’un euro numérique commun. L’absence d’un pilotage économique unifié empêche encore l’Europe de devenir une véritable alternative stratégique.

Pour peser dans ce basculement géopolitique, l’UE devrait :

        • Finaliser l’union des marchés de capitaux

        • Lancer une monnaie numérique européenne interopérable

        • Définir une politique extérieure énergétique et numérique commune

        • Soutenir les investissements stratégiques dans les régions partenaires

        • Développer son autonomie technologique et industrielle

L’Europe pourrait alors incarner une troisième voie, ni alignée sur Washington ni dépendante de Pékin, mais affirmant une souveraineté fondée sur ses propres valeurs et intérêts.

La guerre silencieuse : au-delà des tarifs douaniers

 

Pendant que Washington tente de corriger son déficit, Pékin s’appuie sur ce déséquilibre pour renforcer sa position stratégique. En 2024, la Chine détenait encore 759 milliards $ de bons du Trésor américains. Une liquidation massive, même partielle, ferait exploser les taux d’intérêt américains, renchérissant le coût de la dette et provoquant une onde de choc sur les marchés financiers mondiaux.

Mais le danger ne s’arrête pas aux chiffres macroéconomiques. Comme le souligne Paul Jorion, la Chine exploite aussi des vecteurs d’influence peu visibles, mais tout aussi déterminants pour l’équilibre de puissance mondiale. Il cite l’infiltration des systèmes informatiques occidentaux par des composants chinois. En février 2025, le Department of Homeland Security alertait sur la présence de milliers de caméras connectées chinoises dans des infrastructures critiques aux États-Unis, risquant d’être activées à distance à des fins d’espionnage ou de sabotage.

Plus alarmant encore, l‘opération de piratage « Volt Typhoon », partiellement démantelée en janvier 2025 (The Soufan Center), a démontré la capacité de groupes liés à Pékin à prendre le contrôle de routeurs américains, potentiellement en préparation d’attaques futures contre des infrastructures vitales : eau, électricité, télécommunications.

Cette dimension cybernétique du conflit a été largement sous-estimée par les marchés, jusqu’à ce que la panne massive du système de paiement interbancaire CHIPS en mars 2025 – attribuée à une « défaillance technique » mais suspectée d’être liée à une intrusion informatique – provoque une volatilité record sur les marchés asiatiques.

Cet affrontement économique global nécessite toutefois d’être nuancée et enrichie par des perspectives critiques. La réalité, comme souvent, est plus complexe que ne le suggèrent les discours dominants, et plusieurs facteurs pourraient modifier substantiellement la trajectoire du conflit dans les années à venir

Une illusion américaine, une Chine aux multiples stratégies

Pendant que Washington s’acharne à défendre une illusion de suprématie déclinante, la Chine avance sur plusieurs fronts simultanément.

Contrairement à ce que pense Donald Trump avec son discours d’une Amérique toute-puissante, c’est bien Pékin qui détient aujourd’hui les meilleures cartes dans ce jeu d’échecs planétaire. La Chine a su transformer sa dépendance passée en levier géopolitique.

Elle n’affronte plus le monde occidental frontalement, mais le contourne et l’enlace stratégiquement, dans une logique d’encerclement lent mais méthodique.

Prenons l’exemple du yuan numérique, désormais utilisé dans plusieurs accords bilatéraux avec des pays comme la Russie, l’Iran ou les Émirats arabes unis. Dans certaines régions d’Afrique de l’Est, des infrastructures portuaires ou énergétiques sont désormais financées en CNY, réduisant l’exposition au dollar et donc aux sanctions américaines.

Cependant, ne sous-estimons pas les vulnérabilités chinoises : crise démographique accélérée, fragilité du système bancaire parallèle, dépendance persistante aux technologies de pointe occidentales, et tensions sociales latentes exacerbées par le ralentissement économique.

La Chine avance, mais son édifice repose sur une stabilité interne fragile et un équilibre externe soumis à la défiance croissante des économies développées.

Un monde sous haute tension

Le diagnostic de Paul Jorion est implacable : un leadership américain enfermé dans ses illusions mercantilistes, une Chine consciente de sa puissance économique et cybernétique mais confrontée à ses propres contradictions, une Europe incertaine sur son destin mais porteuse d’un potentiel refondateur encore inabouti.

L’architecture économique mondiale vacille, non seulement à cause des tensions commerciales ou technologiques, mais aussi parce qu’elle révèle une forme d’épuisement des cadres politiques de pensée et d’action à l’échelle planétaire. Face à cette déstabilisation, comme je l’écrivais récemment, cinq scénarios d’évolution globale semblent aujourd’hui coexister :

        • Scénario 1 – L’Adaptation au chaos : instabilité chronique, poches d’innovation locale, États défaillants mais résilients.

        • Scénario 2 – Le Monde des Blocs Impériaux : polarisation des puissances, guerres hybrides, découplage technologique (comme entre les systèmes SWIFT et CIPS).

        • Scénario 3 – Le Réveil fragmenté : réinvention régionale asymétrique, monde à vitesses variables, adaptation inégale.

        • Scénario 4 – La Fragmentation totale : effondrement des structures globales, retour aux villes-États et aux formes locales de coopération.

        • Scénario 5 – Le Réveil collectif : transformation coordonnée, économie circulaire, bien-être au cœur de la politique économique (ex. : Nouvelle-Zélande, Costa Rica).

Ces futurs s’entrelacent déjà en germe selon les régions, les acteurs, les cultures. L’enjeu des années à venir ne sera pas seulement de prévoir « le » scénario dominant, mais de comprendre comment ces modèles s’articulent, se concurrencent ou s’influencent mutuellement.

Face à ce kaléidoscope géopolitique, il est encore temps de refuser le fatalisme. Le scénario d’un réveil collectif — aussi improbable semble-t-il — reste une option, à condition de dépasser les réflexes nationalistes et court-termistes. Cela exige un sursaut de lucidité stratégique, mais aussi l’émergence d’une conscience citoyenne mondiale, capable de réorienter les priorités vers des objectifs partagés : stabilité climatique, justice économique, gouvernance numérique, paix durable.

Je veux croire que n’est pas une utopie naïve : c’est la seule voie pour que le monde ne devienne pas un champ clos de blocs aveugles, mais un espace de réinvention lucide.

Vidéo de Paul Jorion : Trump roulé dans la farine par Xi Jinping


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