L’Ecole de l’inhumain
 

Il y a des lieux qui marquent à jamais : le camp S-21, situé à environ 5 kilomètres au sud-ouest du Palais Royal de Phnom Penh est de ceux-là. Un gouffre d’humanité perdue dont je sors bouleversé en ce 10 janvier 2025, et dont je veux témoigner. Ce lieu, ancien lycée transformé en centre de détention et de torture par les Khmers rouges entre 1975 et 1979, m’a laissé sans souffle, le cœur lourd, très lourd. Les salles de classe, autrefois lieux de savoir et d’espoir, sont devenues des chambres de mort où l’humanité s’est effacée pour ne laisser place qu’à l’horreur méthodique.

En arpentant les couloirs des trois étages des quatre bâtiments, en regardant ces centaines de visages photographiés, derniers témoignages d’hommes, de femmes et d’enfants réduits à des numéros, j’ai senti un abime vertigineux. Ce lieu est un gouffre qui aspire tout sens, toute tentative de compréhension. Comment l’humain a-t-il pu sombrer à ce point ? Cette question résonne encore, et la réponse semble insaisissable.

Une utopie meurtrière

Sous le règne de Pol Pot, le Cambodge devint le théâtre d’un projet idéologique radical et meurtrier. Inspirés par une vision extrême du communisme maoïste, les Khmers rouges, soutenus par le régime chinois, cherchaient à ramener la société à son « état pur », qu’ils imaginaient dans une communauté agraire primitive. Leur slogan « détruire pour reconstruire » résume l’ampleur de leur ambition destructrice : éradiquer les intellectuels, les professionnels, les religieux, et quiconque était perçu comme un obstacle à cet idéal, c’est-à-dire le plus grand nombre.

Les lunettes étaient un motif de suspicion m’indiquait notre guide Amara, tout comme la capacité de parler une langue étrangère. Les villes furent vidées de leurs habitants, transformés en esclaves agricoles. Toute forme de loyauté aveugle autre que celle envers le Parti était considérée comme une trahison. L’objectif était clair : une société homogène, obéissante, et totalement dévouée. L’enfer terrestre cambodgien décimera en quatre ans, un quart de la population cambodgienne, dans près de deux cents camps comme celui de S-21.

Le recrutement des tortionnaires : des enfants au service de la terreur

Dans cette machine de mort, les enfants jouèrent un rôle sinistre. Les Khmers rouges recrutaient des garçons et des filles dès l’âge de 12 ou 13 ans, souvent issus des campagnes les plus pauvres. Isolés de leurs familles et embrigadés dans l’idéologie du Parti, ces enfants devenaient les instruments d’une violence aveugle.

Ils étaient formés à voir le monde en termes binaires : eux, les serviteurs du régime, et les autres, les ennemis à éliminer. L’éducation se faisait par la brutalité : ils apprenaient à tuer, à torturer, et à obéir sans poser de questions. Leur jeunesse et leur malléabilité faisaient d’eux des bourreaux parfaits, dépourvus de toute empathie. Ils participaient activement aux interrogatoires et exécutions, souvent avec une froideur extrême. Pourtant, leur loyauté ne les protégeait pas : de nombreux jeunes tortionnaires furent à leur tour accusés, emprisonnés et exécutés, victimes de la même machine impitoyable qu’ils avaient servie.

Les sévices : la descente aux enfers

Le camp S-21 était donc une fabrique de souffrance, un abattoir humain où l’on détruisait méthodiquement corps et esprit. Chaque prisonnier qui franchissait les portes de Tuol Sleng savait, même sans le dire, qu’il ne reverrait jamais la lumière du dehors. Et pourtant, la mort n’était pas immédiate. Elle était lente, étirée, savamment orchestrée pour extirper des aveux absurdes et annihiler jusqu’au dernier souffle humain.

J’ai tenu à parcourir une à une la cinquantaine de cellules de briques ou de bois, que dis-je de cages de 2 m de long sur 0,80 m de large : des tombeaux étouffants où les prisonniers, enchaînés, gisaient immobiles et silencieux. J’ai senti l’oppression suinter des murs. Les vastes salles de classe, autrefois emplies de vie, étaient devenues des lieux d’agonie, où les corps s’entassaient côte à côte, attachés et écrasés par une promiscuité inhumaine. Chaque pierre, chaque recoin portait la marque indélébile d’une destruction méthodique.

J’ai hésité avant de détailler les atrocités de S-21. Mais taire cette violence serait trahir les 18,063 vies broyées entre ces murs. Décrire l’indicible, c’est leur redonner une forme d’existence, c’est refuser que leur souffrance tombe dans l’oubli. C’est aussi un acte de vigilance : ces ténèbres ne sont pas qu’un vestige du passé, elles sont une mise en garde pour notre présent. Raconter, même dans l’effroi, c’est tenter de préserver notre humanité.

Les 9 règles disciplinaires du camp

  • Vous devez répondre conformément à mes questions. Ne les évitez pas.
  • Ne tentez pas de cacher les faits en inventant des excuses à propos de ceci ou de cela. Vous êtes strictement interdit de me contredire.
  • Ne prétendez pas être ignorant, car vous êtes un misérable qui ose saboter la révolution.
  • Vous devez répondre immédiatement à mes questions sans perdre de temps à réfléchir.
  • Ne vous attardez pas sur vos erreurs mineures ou vos infractions au code moral ou à l’essence de la révolution.
  • Pendant la torture ou l’électrocution, vous devez absolument ne pas crier ou pleurer.
  • Ne faites rien, restez immobile et attendez mes ordres. S’il n’y a pas d’ordre, restez silencieux. Et quand je vous dis de faire quelque chose, vous devez le faire immédiatement sans protester.
  • Ne faites pas d’excuses au sujet du Kampuchéa Krom pour cacher vos secrets ou votre trahison.
  • Si vous ne suivez pas rigoureusement toutes ces règles, vous recevrez de nombreux coups de fouet ou des chocs électriques.
    • Pour chaque infraction : 10 coups de fouet ou 5 chocs électriques.
La violence physique

Dans les salles d’interrogatoire transformées en théâtres de l’horreur, la douleur était un langage universel. Les bourreaux maniaient les instruments de torture avec une froideur mécanique. Les électrochocs étaient administrés sur les parties les plus sensibles du corps, arrachant des hurlements qui n’éveillaient aucune pitié. La chair brûlait, le souffle manquait, mais ce n’était que le début. Les prisonniers étaient parfois suspendus par les bras, leurs épaules disloquées sous le poids de leur propre corps, laissant leurs membres pendants comme ceux de marionnettes brisées.

Le fouet s’abattait sur les dos, les jambes, les visages, jusqu’à ce que la peau éclate. Mais il ne fallait pas mourir, pas encore. Les ongles étaient arrachés un à un, et pour prolonger l’agonie, les bourreaux versaient du sel sur les plaies ouvertes. Chaque cri, chaque spasme nourrissait une cruauté insatiable. Certains prisonniers étaient forcés d’avaler l’eau souillée d’excréments et d’urine dans laquelle on les plongeait, prolongeant leur humiliation jusque dans leurs entrailles.

Dans cet enfer, les murs eux-mêmes portaient les stigmates de cette folie. Les éclats de crâne incrustés dans les pierres, les traces sombres sur le sol, tout témoignait de l’ampleur de la barbarie.

La tortyre psychologique

Les femmes vivaient un enfer particulier, où la douleur physique se mêlait à des tortures psychologiques d’une barbarie inimaginable. Souvent, leurs nourrissons leur étaient arrachés. Devant leurs yeux, les bébés étaient projetés tête la première contre le mur, leur sang éclaboussant les pierres. Ces mères, paralysées d’horreur, ne pouvaient que hurler, impuissantes, avant que leur tour ne vienne. Violées, battues, mutilées, leur souffrance devenait un spectacle morbide pour les bourreaux, qui ne cherchaient pas seulement à tuer, mais à détruire l’âme.

La faim et l’épuisement

La faim, omniprésente, était une arme supplémentaire. Les prisonniers recevaient une bouillie insipide et insuffisante, souvent infestée d’insectes. Beaucoup n’avaient même plus la force de manger, leurs corps meurtris s’effondrant sous le poids de l’épuisement. Les 12 survivants de S-21 (huit adultes et quatre enfants) racontent ce supplice d’être condamné à sentir son propre corps se dévorer de l’intérieur, incapable de lutter contre la déchéance progressive.

L’ultime humiliation

Et lorsque la vie ne pouvait plus être arrachée à coups de fouet ou de pioche, venait l’humiliation finale : signer une confession. Les bourreaux forçaient leurs victimes à écrire des aveux absurdes, les accusant de conspirations imaginaires ou de trahison envers le Parti. Elles étaient ensuite conduites au champ de la mort de Choeung Ek. Là, les exécutions se faisaient à coups de pioche ou de marteau, afin d’économiser les précieuses balles. Leurs corps, anonymes, étaient jetés dans des fosses communes, où la mort elle-même semblait ensevelie sous l’oubli.

Une tragédie non enseignée

Mais que reste-t-il d’une telle horreur si elle n’est pas racontée ? Le silence autour des Khmers rouges m’interpelle. Dans les écoles, les jeunes grandissent sans connaître cette tragédie, sans entendre les noms des disparus ni comprendre les mécanismes qui ont détruit leur pays. En omettant d’enseigner cet épisode, le Cambodge prive ses enfants de la mémoire comme rempart contre l’horreur.

L’indifférence est un ennemi insidieux, un silence qui ouvre la porte aux violences futures. Il ne suffit pas de pleurer les victimes ou d’ériger des mémoriaux. Il faut transmettre leur histoire, enseigner ces ténèbres pour éclairer les consciences. La mémoire est une arme puissante, un appel à la vigilance pour que jamais l’inhumain ne puisse renaître.

Un écho universel

Le camp S-21 n’est malheureusement pas une anomalie, mais un fragment d’un récit plus vaste, une logique funeste qui traverse les époques et les continents. La mécanique totalitaire, qu’elle prenne les traits de Staline, Mao ou Pol Pot, repose sur le même engrenage : une idéologie dévorante, une bureaucratie implacable et une violence systématique inouïe.

D’autres tragédies illustrent cette méthode méthodique de la terreur : le Holodomor en Ukraine, où la famine fut instrumentalisée comme une arme politique ; la Shoah, où la déshumanisation atteint son paroxysme avec l’industrialisation de la mort ; ou encore le Grand Bond en avant en Chine, qui sacrifia des millions de vies au nom du « progrès ». Les massacres au Timor oriental, survenus après l’annexion du territoire par l’Indonésie en 1975, s’inscrivent également dans cette lignée. Là, les violences étatiques et militaires entraînèrent la mort de près d’un tiers de la population, dans une tentative brutale de répression et de contrôle. Tout comme le génocide des Tutsis au Rwanda, ces drames rappellent une réalité glaçante : la capacité des États à sacrifier leurs propres citoyens ou des peuples sous leur domination sur l’autel d’idéologies ou de haines systématiques.

Le mot de la fin

Pourtant, au milieu de ces ténèbres, le Cambodge d’aujourd’hui incarne une incroyable résilience. Le peuple khmer, marqué par cette tragédie, s’efforce de se reconstruire et de réinventer son identité collective. 

Chaque sourire, chaque marché animé, chaque temple restauré symbolisent cette force silencieuse, celle d’un peuple qui refuse de se laisser définir uniquement par ses blessures. Le camp S-21, dans toute son horreur, n’est pas seulement un lieu de deuil : il est aussi un rappel que même dans les heures les plus sombres, il reste possible de rêver d’un avenir meilleur. Mais cet espoir n’a de sens qu’à une condition : celle de ne jamais détourner le regard de ce passé, afin de construire un futur éclairé par la mémoire et la justice.


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