L’installation du Directoire en France

entre chaos et réformes

Le 26 octobre 1795, cinq hommes s’installent au Luxembourg pour diriger une République qui ne sait plus ce qu’elle veut être. Barras, Carnot, Reubell, La Révellière Lepéaux et Le Tourneur incarnent une génération politique nouvelle, celle qui refuse autant la Terreur que la Restauration, autant l’égalitarisme jacobin que l’absolutisme royal.

La Constitution de l’an III dessine une République censitaire, bicamérale, à exécutif collégial. Suffrage restreint aux propriétaires pour écarter les « sans culottes ». Conseil des Anciens et Conseil des Cinq Cents pour tempérer les ardeurs législatives. Directoire à cinq têtes pour empêcher toute concentration du pouvoir exécutif.

Cette ingénierie institutionnelle révèle une obsession : conjurer le retour de 1793. Mais elle produit un régime sans centre de gravité politique, dépendant d’une bourgeoisie qui veut l’ordre sans accepter l’impôt, la stabilité sans renoncer à la spéculation, la légitimité sans élargir le suffrage.

Les forces centrifuges de la contre révolution

L’opposition royaliste structure durablement le paysage directorien sans jamais parvenir à s’unifier. Les absolutistes comte d’Artois, prince de Condé militent pour la restauration intégrale de l’Ancien Régime. Les constitutionnels autour du futur Louis XVIII envisagent une monarchie parlementaire tempérée.

Cette division stratégique limite leur cohérence mais renforce paradoxalement leur progression électorale. Aux élections de germinal an V 1797, ils remportent 182 sièges sur 216. Cette percée provoque la panique du Directoire et conduit au coup d’État de Fructidor an V 4 septembre 1797.

Cette nuit là, l’armée de Hoche cerne les Conseils, arrête cinquante trois députés royalistes, annule les élections dans quarante neuf départements. Le régime révèle alors sa nature profonde, une République qui ne survit qu’en suspendant la démocratie qu’elle prétend défendre.

L’impossible synthèse jacobine

La gauche post thermidorienne se fragmente entre nostalgie révolutionnaire et pragmatisme républicain. Gracchus Babeuf et sa Conjuration des Égaux 1796 incarnent l’aile radicale : abolition de la propriété privée, communauté des biens, relance de la dynamique égalitaire de 1793.

L’exécution de Babeuf en mai 1797 clôt définitivement l’utopie sociale révolutionnaire. Les jacobins modérés tentent de revenir au pouvoir par les urnes mais se heurtent à la méfiance des classes possédantes et à la concurrence grandissante des généraux.

Entre ces deux pôles, Emmanuel Sieyès incarne une troisième voie, celle du républicanisme d’ordre. Marginal en 1795, il devient central en 1799. Sa critique du Directoire ne porte pas sur un excès d’autorité mais sur son insuffisance : pour stabiliser la République, il faut un exécutif fort, rationnel, technocratique.

La militarisation progressive du politique

Le Directoire ne peut gouverner sans l’armée. Vendémiaire 1795, Fructidor 1797, Floréal 1798, à chaque crise, la force armée tranche. Cette dépendance transforme progressivement les généraux en acteurs politiques autonomes.

Bonaparte incarne cette mutation. En Italie 1796 1797, il accumule victoires et capital symbolique. Ses proclamations, ses bulletins, ses négociations directes avec l’Autriche témoignent d’une ambition qui dépasse le cadre militaire.

L’expédition d’Égypte 1798 confirme cette autonomisation. Bonaparte part sans véritable mandat, emmène cent soixante savants, se comporte en conquérant civilisateur. Quand Nelson détruit la flotte française à Aboukir, il abandonne son armée et rentre discrètement en France en octobre 1799 pour se présenter comme l’homme de la situation.

La République prépare ainsi, sans le vouloir, les conditions de sa propre liquidation.

L’État administratif en gestation

Dans le tumulte politique, une œuvre administrative durable se construit. Le Directoire hérite d’une économie dévastée, assignats dévalués, inflation, dette publique écrasante, et répond par des mesures radicales.

La banqueroute des deux tiers en septembre 1797 efface une large part de la dette publique. Cette décision assainit les comptes mais révèle la complexité sociale du régime : les petits épargnants sont touchés, mais nombre de grands créanciers sont aussi des spéculateurs enrichis par l’achat de biens nationaux.

Parallèlement, une modernisation administrative s’amorce : création de la Caisse des comptes courants, rationalisation du système fiscal, professionnalisation des cadres, centralisation des flux financiers. Le Directoire pose les fondations techniques de l’État napoléonien sans en posséder la vision politique.

Religion et idéologie : l’échec de la religion civile

Le Directoire tente de créer une spiritualité républicaine pour combler le vide laissé par la déchristianisation révolutionnaire. La Révellière Lepéaux promeut la théophilanthropie, un déisme moral, civique et patriotique.

Temples, cérémonies, catéchismes civiques : rien n’y fait. La population boude ces liturgies républicaines et retourne discrètement au catholicisme là où c’est toléré.

Cet échec révèle une contradiction majeure : comment créer une légitimité symbolique sans référent transcendant. La République thermidorienne ne parvient ni à séculariser la société ni à se sacraliser elle même.

La Révellière Lepéaux

Diplomatie et républiques satellites

La politique extérieure du Directoire repose sur trois axes : contenir les monarchies coalisées, financer l’effort de guerre par les territoires conquis, exporter les institutions révolutionnaires.

La France crée des républiques sœurs, Batave, Cisalpine, Ligurienne, Romaine, Parthénopéenne. La Cisalpine verse soixante millions de francs en 1797, les Provinces Unies cent millions. Mais dès 1799, le système se dérègle.

La Deuxième Coalition se recompose autour de l’axe austro russe. L’intervention russe en Suisse bouleverse un équilibre que Paris croyait contrôler. Les républiques sœurs deviennent des gouffres financiers : la République romaine coûte plus qu’elle ne rapporte, la Parthénopéenne s’effondre en quelques mois.

Le Directoire découvre que l’expansion révolutionnaire génère des coûts de maintien supérieurs aux bénéfices et davantage d’ennemis que d’alliés.

18 Brumaire : anatomie d’une liquidation

L’automne 1799 concentre toutes les contradictions du régime : défaites militaires, crise financière persistante, divisions internes, paralysie des Conseils, désaffection de l’opinion.

Sieyès cherche un « sabre » pour exécuter sa réforme constitutionnelle. Bonaparte se propose. Le malentendu est total, Sieyès croit utiliser le général, Bonaparte laisse faire et prépare sa prise de pouvoir.

Le 18 brumaire an VIII, 9 novembre 1799, les Conseils sont transférés à Saint Cloud sous prétexte de complot jacobin. Bonaparte fait irruption dans l’assemblée. Tumulte, résistance, intervention de Lucien Bonaparte, appel à la garde.

Le soir même, le Directoire cesse d’exister. Le Consulat naît.

18 Brumaire - Huile sur toile de François Bouchot, château de Versailles, 1840.

Bilan : un laboratoire constitutionnel manqué

L’historiographie contemporaine, avec des auteurs comme Suratteau, Baczko, Gueniffey et Serna, réévalue aujourd’hui le Directoire comme le premier régime républicain stable depuis 1792. Il modernise l’appareil d’État, professionnalise l’administration, rationalise les finances publiques et contribue à la codification du droit civil.

Mais il échoue politiquement parce qu’il ne parvient pas à régler la question centrale de la légitimité démocratique. Ni vraiment représentatif, ni vraiment plébiscitaire, ni révolutionnaire ni conservateur, le régime reste coincé entre des forces qu’il ne réussit jamais à concilier.

Bonaparte hérite de cet édifice administratif et corrige sa faiblesse politique en concentrant l’exécutif et en s’adressant directement au peuple. Le Consulat ne crée pas un système nouveau : il organise et personnalise l’héritage directorien.

Le Directoire met ainsi en lumière une impasse structurelle de la politique française : la difficulté à stabiliser une République modérée qui échappe à la fois à l’excès démocratique et à l’autorité excessive. Cette tension traverse encore nos démocraties contemporaines.

Un laboratoire institutionnel qui échoue politiquement mais réussit administrativement.
Une République qui prépare, sans le vouloir, les conditions de son propre dépassement.

Infographie Directoire

Le Directoire

1795 – 1799 en 12 dynamiques

Analyse circulaire des tensions, des acteurs et des structures qui ont mené du post-Thermidor au Consulat.

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Ce qu'il faut retenir

  • Le Directoire est la première tentative d’installer une République modérée en France. Il cherche à éviter à la fois le retour de la Terreur et celui de la monarchie. La Constitution de l’an III lui donne une architecture cohérente, mais une assise politique trop étroite pour durer.
  • Le régime souffre d’un déficit durable de légitimité. Le suffrage censitaire limite fortement la participation citoyenne et prive le pouvoir d’un véritable soutien populaire. Le Directoire dépend alors de l’armée et de la bourgeoisie, ce qui fragilise son autorité.
  • Les forces politiques centrifuges empêchent toute stabilisation. Royalistes et jacobins se renforcent à tour de rôle, transformant chaque élection en crise. Le Directoire répond par des coups de force successifs, révélant son incapacité à intégrer ses oppositions.
  • L’armée devient progressivement le centre réel de décision. Le pouvoir civil ne survit qu’en s’appuyant sur les généraux, qui acquièrent une autonomie politique croissante. Bonaparte illustre cette évolution en imposant une légitimité militaire supérieure à celle des institutions civiles.
  • L’État moderne se construit malgré l’instabilité du régime. Le Directoire rationalise les finances publiques, renforce l’administration et prépare des outils durables de gestion étatique. Ces avancées survivent à la chute du régime et deviennent l’un des socles du Consulat.
  • L’expansion révolutionnaire montre ses limites à partir de 1798. Les républiques sœurs, d’abord sources de ressources, deviennent rapidement coûteuses et fragiles. La Deuxième Coalition renverse les positions françaises et démontre l’épuisement du modèle expansionniste.
  • Le 18 Brumaire clôt un régime épuisé et ouvre une nouvelle séquence politique. Bonaparte profite de la paralysie institutionnelle pour imposer un changement de régime. Le Consulat transforme l’héritage administratif du Directoire en pouvoir centralisé et personnel.

Chronologie

1795 octobre 26 – Naissance d’un exécutif sans ancrage :

Installation officielle du Directoire, prévu par la Constitution de l’an III. Cinq directeurs
prennent place au palais du Luxembourg pour diriger une République censitaire et à exécutif
collégial. Le nouveau régime cherche à sortir de la Terreur sans revenir à la monarchie, en
misant sur un équilibre fragile entre deux Conseils législatifs et un exécutif dispersé.

1796 mai 11 – Babeuf et la fin des utopies égalitaires :

Arrestation de Gracchus Babeuf et démantèlement de la Conjuration des Égaux. Ce complot
révolutionnaire visait à abolir la propriété privée et à instaurer la communauté des biens dans
la continuité de l’an II. Le procès et l’exécution de Babeuf en 1797 marquent la clôture
définitive des grandes expériences égalitaires issues de 1793.

1796 avril 01 – L’Italie, caisse de financement du Directoire :

Début de la grande campagne d’Italie menée par Bonaparte, qui se déroule jusqu’en 1797.
Victoires militaires et traités imposés permettent de lever des contributions massives sur les
États vaincus, en argent, vivres, matériel et œuvres d’art. L’Italie devient l’une des principales
sources de ressources pour un Directoire financièrement exsangue.

1797 septembre 04 – Fructidor : la démocratie suspendue :

Coup d’État du 18 fructidor an V. Face à la percée électorale des royalistes aux Conseils,
le Directoire fait appel à l’armée de Hoche. Les députés monarchistes sont arrêtés, plusieurs
élections sont annulées et la presse est réprimée. La République se maintient au prix d’une
rupture avec le jeu parlementaire et l’expression du suffrage.

1797 septembre 30 – La banqueroute des deux tiers :

Le Directoire met en œuvre la banqueroute dite des deux tiers, qui consiste à effacer une
grande partie de la dette publique en transformant le reste en rente consolidée. Des centaines
de milliers de porteurs de titres d’emprunt sont touchés, qu’il s’agisse de petits épargnants
ou de spéculateurs ayant profité de la vente des biens nationaux depuis 1790.

1798 juillet 01 – L’expédition d’Égypte : un pari méditerranéen :

Bonaparte quitte la France avec une armée et un corps de savants pour attaquer l’Égypte,
frapper les intérêts britanniques et ouvrir de nouvelles routes commerciales. Après des succès
terrestres initiaux, la destruction de la flotte française par Nelson à Aboukir isole l’armée
sur le sol égyptien et fragilise encore davantage le Directoire sur le plan international.

1798 janvier 01 – Les républiques sœurs sous tutelle française :

À partir de 1798, la France consolide un réseau de républiques sœurs en Europe, comme les
Républiques batave, cisalpine, ligurienne, romaine ou parthénopéenne. Ces États, dotés
d’institutions calquées sur le modèle français, servent à la fois de zones tampons face aux
monarchies et de réservoirs de contributions, au prix d’une occupation souvent mal supportée
par les populations locales.

1798 avril 11 – Floréal : deuxième correction des élections :

Le Directoire invalide les résultats des élections dans plusieurs dizaines de départements lors
du scrutin de floréal an VI, cette fois pour contenir la montée des jacobins. Après avoir frappé
les royalistes en 1797, le régime se retourne contre la gauche, confirmant la dérive d’une
République où les résultats électoraux sont rectifiés chaque fois qu’ils menacent l’exécutif.

1799 juin 18 – Prairial an VII : recomposition au sommet :

Crise politique de prairial an VII. Sous la pression des Conseils et de l’opinion, deux directeurs
sont contraints à la démission. Sieyès entre au Directoire et tente d’esquisser une réforme
profonde des institutions. Cet épisode révèle l’épuisement du régime, incapable de se
stabiliser sans transformation radicale.

1799 septembre 25 – Revers d’Italie et de Suisse :

Les armées austro-russes remportent des succès décisifs en Italie et en Suisse, reprenant
plusieurs positions clés autrefois contrôlées par la France. Les conquêtes de la période
précédente se délitent en quelques mois et les républiques sœurs se trouvent menacées
ou renversées, affaiblissant le prestige militaire du Directoire.

1799 octobre 09 – Retour de Bonaparte en France :

Bonaparte quitte l’Égypte et débarque à Fréjus avant de rejoindre Paris. Malgré l’impasse
stratégique de l’expédition, il est accueilli comme un sauveur par une partie de l’opinion et
des élites. Son retour modifie immédiatement l’équilibre politique et ouvre la voie à un
changement de régime.

1799 novembre 09 – 18 Brumaire : liquidation du Directoire :

Sous prétexte de conjuration jacobine, les Conseils sont transférés à Saint Cloud. La journée
du 18 brumaire an VIII voit l’intervention de Bonaparte, les tensions à l’intérieur des
assemblées et l’appel à la garde par Lucien Bonaparte. Le Directoire s’effondre, le Consulat
est instauré, et la France quitte définitivement le régime d’exécutif collégial imaginé en 1795.

Video

Un ton impertinent mais avec du fond,  j’apprécie cet historien.

Dans cet épisode, la chaîne Histony analyse une période souvent négligée et mal-aimée de la Révolution : les débuts du Directoire (1795-1797). L’auteur y décrit la tentative difficile d’instaurer une « république bourgeoise » et modérée, cherchant un équilibre impossible entre la menace d’une restauration royaliste et l’agitation de la gauche néo-jacobine (illustrée par la conjuration de Gracchus Babeuf).

La vidéo met en lumière les fragilités structurelles du régime : une économie en ruine (fin des assignats, banqueroute partielle), une constitution rigide sans mécanisme de résolution des conflits, et surtout une dépendance croissante envers l’armée. Histony explique comment le pouvoir civil, pour se sauver (notamment lors du coup d’État du 18 Fructidor), se met progressivement à la merci des généraux, préparant involontairement le terrain pour l’ascension de Bonaparte.

Dans cette suite directe, Histony explore le « Second Directoire » (1797-1799), une phase où le régime survit en violant sa propre légalité (notamment en cassant les élections de 1798 avec la loi de Floréal pour contrer la gauche). C’est le temps d’une « république autoritaire » qui peine à résoudre l’insécurité chronique (banditisme) et la crise économique.

La vidéo se concentre surtout sur l’ascension irrésistible de Bonaparte à travers deux moments clés :

  1. La campagne d’Italie : Il s’y révèle comme un acteur politique autonome, capable de redessiner la carte de l’Europe (Républiques sœurs) et d’imposer ses traités de paix sans l’aval de Paris.

  2. L’expédition d’Égypte : Une aventure destinée à contrer l’Angleterre qui, malgré l’échec stratégique final, permet à Bonaparte de construire sa légende loin des difficultés de la métropole.

L’épisode dresse le portrait d’un exécutif en sursis, menacé par la guerre de la Deuxième Coalition et attendant l’homme fort (le « sabre ») que cherche l’abbé Sieyès pour renverser la table.

Dans cet ultime épisode, Histony chronique la fin inéluctable du Directoire, qualifiée de « suicide de la République ». L’année 1799 voit la montée des « révisionnistes » menés par l’abbé Sieyès qui, pour sauver les acquis de la Révolution face à l’instabilité chronique (royalistes à l’ouest, néo-jacobins aux conseils), cherchent un « sabre » (un général) pour imposer une réforme constitutionnelle par la force.

La vidéo détaille :

  1. Le coup d’État du 18 Brumaire : Une opération chaotique où Bonaparte, choisi par défaut après la mort de Joubert, manque de tout faire échouer face aux députés, avant d’être sauvé par son frère Lucien et l’intervention de l’armée.

  2. L’établissement du Consulat : Bonaparte évince rapidement Sieyès, concentre le pouvoir entre ses mains et déclare la Révolution « fixée aux principes qui l’ont commencée » et donc « finie ».

  3. La stabilisation autoritaire (1799-1802) : Par la victoire militaire (Marengo), la paix religieuse (le Concordat) et la répression des oppositions, Bonaparte verrouille le pays.

L’épisode se termine par une réflexion sur l’héritage durable de la Révolution (propriété, égalité civile, laïcisation) qui survivra aux régimes suivants, malgré le retour à un pouvoir personnel.


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