Le Manifeste d’Octobre 1905

Une liberté sous pression, signée par un tsar acculé

REPIN, Ilya Manifestation du 17 Octobre 1905 - Musee de Saint-Petersbourg

Le 30 octobre 1905, la Russie impériale est en ébullition. Nicolas II, sous la pression implacable de la rue et des idéaux soufflés par Serge Witte, signe enfin le Manifeste d’Octobre. C’est un document de concessions précipitées. Le tsar promet une Douma, un parlement élu. Et des libertés, un mot qu’il prononce du bout des lèvres. Mais cette ouverture, il la craint presque plus que la colère du peuple.

Les racines de la révolte : inégalités et échecs militaires

À la fin du XIXe siècle, la Russie est marquée par de profondes inégalités. Les paysans survivent dans une misère écrasante, les ouvriers endurent des conditions de travail infernales. Ce malaise social nourrit une révolte latente qui ne demande qu’une étincelle pour s’enflammer.

Cette étincelle arrive en janvier 1905, lors du Dimanche Rouge. Des milliers de manifestants pacifiques, menés par le prêtre Gueorgui Gapone, viennent implorer leur tsar. Et le tsar, lui, répond avec des balles. Des centaines de morts ensanglantent les rues, et le pays entre en rébellion. Ce massacre déclenche une vague d’indignation générale, accentuée par la défaite humiliante de la Russie face au Japon.

Alexandre Boulyguine et la pseudo-réforme de l’autocratie

Avant le Manifeste, Nicolas II tente d’apaiser les tensions en nommant Alexandre Boulyguine ministre de l’Intérieur. Boulyguine propose en août 1905 un plan de réforme, la Constitution Boulyguine. Ce coup de génie, censé désamorcer la colère populaire, se résume à une Douma consultative au suffrage si restreint qu’elle en devient absurde. La colère monte, et Nicolas II se défait de Boulyguine comme on jette un mouchoir souillé. Entrée de Serge Witte.

Une ouverture sous contrainte : le Manifeste d’Octobre

Le 30 octobre, Nicolas II capitule – en mots, du moins. Sous l’influence de Witte, il signe le Manifeste sur le perfectionnement de l’ordre de l’État. Ce texte concède des libertés civiles jusqu’alors inédites en Russie, promettant la liberté de parole, de presse, de réunion et d’association, ainsi qu’une Douma élue et un semblant de suffrage universel masculin.

Pour la première fois, un document impérial semble faire écho aux aspirations populaires. Pourtant, Nicolas II conserve l’ultime contrôle et reste tiraillé entre répression et concessions. Dans une lettre à sa mère, il dévoile l’ampleur de son dilemme :

« Il n’y avait que deux solutions possibles… trouver un soutien énergique et écraser la rébellion par la force. On aurait le temps de souffler, mais il faudrait probablement recourir à nouveau à la force dans quelques mois ; cela signifierait des rivières de sang et, à la fin, nous serions au point de départ, sans aucune possibilité de progrès. L’autre solution serait de rendre au peuple ses droits civiques, la liberté d’expression et de presse, et de faire en sorte que toutes les lois soient confirmées par une Douma d’État et une constitution. »

Illusions et dissolutions : l’échec d’une mascarade démocratique

Les promesses de réformes produisent des réactions contrastées. Les Octobristes, libéraux modérés, voient dans le manifeste un premier pas vers une monarchie constitutionnelle. Mais pour les marxistes et bolcheviks, la Douma n’est qu’un miroir aux alouettes, une « coquille de démocratie » sans pouvoir réel.

Cette méfiance est fondée : dans un simulacre de démocratie, Nicolas II laisse la Douma vivre, mais dès qu’elle conteste trop vivement le régime, il la dissout. En 1907, il instaure un système électoral censitaire qui assure le pouvoir aux propriétaires terriens. Les libéraux applaudissent dans un souffle d’espoir tandis que les révolutionnaires crient à la duperie. La trahison est évidente, et les flammes de la révolution continuent de brûler, insatiables.

1917 : la chute d’une autocratie

Malgré les promesses, le manifeste s’avère une façade, et les tensions sociales persistent. En 1917, après des années de désillusion, la Russie se soulève une dernière fois, et l’autocratie s’effondre, emportée par les espoirs déçus d’un peuple en quête de changement.

Le Manifeste d’Octobre demeure dans l’histoire comme une tentative avortée de réforme, loin de l’ouverture démocratique espérée. Plus qu’un compromis, ce texte insuffisant radicalise un peuple fatigué de l’oppression et prépare la Russie aux crises de 1917.

Chronologie

Les dates mentionnées en parenthèse sont celles du calendrier julien encore en vigueur en Russie jusqu’en 1918.

1894 Novembre 14 (Novembre 1er) – Accession de Nicolas II au trône :

Nicolas II devient empereur de Russie, héritant d’un empire fragile aux tensions sociales et politiques croissantes.

1897 – Introduction de la Journée de travail de 11 heures :

Les réformes limitent la durée de la journée de travail à 11 heures pour calmer le mécontentement des ouvriers, mais les conditions de travail restent dures.

1901-1903 – Crise économique et agitation sociale :

La Russie traverse une crise économique sévère qui accentue la pauvreté paysanne et la frustration ouvrière, avec une série de grèves importantes.

1904 Février 20 (Février 8) – Début de la Guerre russo-japonaise :

Conflit militaire entre la Russie et le Japon pour le contrôle de la Mandchourie et de la Corée. La guerre expose les faiblesses militaires de l’Empire russe et accroît le mécontentement interne.

1905 Janvier 15 (Janvier 2) – Chute de Port-Arthur :

La Russie subit une défaite majeure face au Japon, renforçant le mécontentement populaire et la perte de confiance envers le régime.

1905 Janvier 9 (Janvier 22) – Dimanche Rouge :

Des manifestants pacifiques menés par le prêtre Gueorgui Gapone sont violemment réprimés par les troupes impériales à Saint-Pétersbourg, entraînant une vague de colère populaire.

1905 Février 18 (Février 5) – Nomination d’Alexandre Boulyguine comme ministre de l’Intérieur :

Successeur de Piotr Sviatopolk-Mirski, Boulyguine est nommé avec pour mission de proposer des réformes pour apaiser les tensions croissantes.

1905 Juin – Mutinerie du cuirassé Potemkine :

Les marins du cuirassé Potemkine se révoltent dans la mer Noire, marquant un point culminant de l’agitation militaire contre le régime.

1905 Juin – Vague de grèves :

Des grèves massives paralysent Saint-Pétersbourg et se répandent dans les grandes villes, accompagnées de revendications politiques et sociales.

1905 Août 6 (Juillet 24 ) – Publication de la Constitution Boulyguine

Boulyguine propose une Douma consultative avec un suffrage très restreint. Cette proposition est rejetée par les révolutionnaires et les factions libérales pour son caractère antidémocratique.

1905 Octobre 30 (Octobre 17) – Démission d’Alexandre Boulyguine :

Face à l’échec de ses réformes et à la montée des tensions, Boulyguine est remplacé par Piotr Dournovo, peu après la signature du Manifeste d’Octobre.

1905 Septembre 5 (Août 23) – Fin de la Guerre russo-japonaise :

Le traité de Portsmouth met fin à la guerre avec le Japon, mais la défaite est humiliante pour la Russie et accentue la crise intérieure.

1905 Octobre – Grève générale d’octobre :

Une grève générale massive paralyse l’économie russe, avec des revendications pour plus de libertés et de droits politiques.

1905 Octobre 30 (Octobre 17) – Signature du Manifeste d’Octobre et démission de Boulyguine :

Sous la pression de Serge Witte et des manifestations, Nicolas II signe le manifeste, concédant des libertés civiles et créant une Douma élue. Boulyguine est remplacé par Piotr Dournovo comme ministre de l’Intérieur.

1906 Avril – Première Douma :

La première Douma est élue, mais elle critique ouvertement le régime, entraînant sa dissolution rapide par le tsar en juillet de la même année.

1907 Février – Deuxième Douma :

La deuxième Douma, plus radicale, est dissoute en juin par le tsar pour son opposition aux réformes militaires et son soutien aux revendications paysannes.

1907 Juin 3 – Réforme électorale :

Nicolas II instaure un système électoral censitaire pour limiter le pouvoir de la Douma, favorisant les nobles et les propriétaires terriens.

1907 Novembre – Troisième Douma :

Une troisième Douma est élue sous le nouveau système censitaire, plus favorable au régime tsariste. Elle est conservatrice et soutient principalement les décisions du gouvernement.

1912 – Quatrième Douma :

La quatrième Douma est élue, avec une majorité favorable au tsar mais elle commence à contester les décisions impériales avec l’approche de la Première Guerre mondiale.

1917 Février – Dissolution de la Douma et Révolution russe :

La Douma est dissoute pour la cinquième fois, mais ses membres refusent de se disperser, marquant le début de la Révolution de Février qui renverse la monarchie tsariste.

Ce qu'il faut retenir

  • Le Manifeste d’Octobre 1905 est signé par Nicolas II pour apaiser une Russie en révolte, concédant des libertés civiles et instituant une Douma.
  • Cette réforme est toutefois limitée : la Douma reste sous contrôle tsariste et les libertés promises sont fortement encadrées.
  • Les libéraux modérés voient le manifeste comme un premier pas vers une monarchie constitutionnelle, mais les révolutionnaires y perçoivent une simple manœuvre de maintien de l’autocratie.
  • L’échec de cette réforme à instaurer un réel changement politique alimente la montée des mouvements révolutionnaires.
  • Ce manifeste prépare ainsi le terrain aux révolutions de 1917 qui mettront fin à la monarchie tsariste.

FAQ

Le Manifeste d’Octobre de 1905 représente une tentative cruciale et inédite de réforme dans un empire russe en crise. Face aux grèves massives, aux manifestations et à la montée des revendications politiques, Nicolas II concède certaines libertés civiles comme la liberté de presse et de réunion, et établit une Douma (assemblée législative) dans l’espoir de calmer les tensions. Ce répit est cependant de courte durée.

À long terme, le manifeste n’a fait qu’exacerber les frustrations. Bien qu’élue, la Douma reste un organe à pouvoir limité : le tsar conserve le droit de dissoudre l’assemblée et de contrôler ses décisions. Ce contrôle renforce l’idée, notamment chez les bolcheviks et d’autres groupes révolutionnaires, que la Douma n’est qu’une « coquille de démocratie », un leurre destiné à préserver l’autocratie. Cette déception et le maintien des conditions socio-économiques précaires intensifient les mouvements révolutionnaires, préparant le terrain pour les révolutions de 1917 qui mettront fin à la monarchie tsariste.

Les groupes politiques de l’époque avaient des réactions et des attentes variées vis-à-vis du Manifeste d’Octobre :

  • Octobristes : Ce groupe de libéraux modérés, composé de propriétaires terriens et d’intellectuels, considère le manifeste comme une première étape vers une monarchie constitutionnelle stable. Ils souhaitent des réformes progressives tout en maintenant leur loyauté envers le tsar, sans prôner de changements radicaux. Ils espèrent une Douma avec un pouvoir législatif effectif, mais leur approche pragmatique se heurte aux aspirations plus profondes d’une population en quête de transformation.

  • Cadets (Parti Constitutionnel Démocrate) : Plus radicaux que les Octobristes, les Cadets exigent une véritable monarchie constitutionnelle, avec des pouvoirs réels pour la Douma. Considérant le manifeste insuffisant, ils appellent à une représentation démocratique plus forte et à un régime parlementaire. Leur position est une réponse directe à l’autoritarisme persistant du tsar et au manque de pouvoir de la Douma, qu’ils espèrent voir évoluer en véritable parlement.

  • Bolcheviks et autres révolutionnaires : Les bolcheviks, sous la direction de Lénine, ainsi que d’autres groupes socialistes, rejettent le manifeste, le considérant comme un outil de contrôle tsariste pour apaiser les masses sans changer le système. Ils visent un renversement de la monarchie pour instaurer un régime socialiste, convaincus que seules des réformes radicales pourraient répondre aux injustices structurelles du pays.

Le manifeste promettait des avancées significatives en matière de libertés civiles, mais les Russes ordinaires ont vite déchanté. Le gouvernement imposait encore des restrictions aux libertés d’expression, de presse et de réunion. La censure restait omniprésente, étouffant les voix dissidentes et limitant la capacité des citoyens à s’organiser. Pour beaucoup, ces « libertés » demeuraient théoriques.

Dans les campagnes, où résidait la majorité de la population russe, les réformes avaient peu d’impact. Les paysans continuaient de vivre dans des conditions de pauvreté sans voir d’amélioration concrète. Le fossé entre les espoirs du peuple et la réalité crée un sentiment de déception profonde. La promesse d’une Douma législative ne se traduit pas dans la vie quotidienne, creusant encore l’écart entre la population et le régime.

Le Manifeste d’Octobre est généralement perçu comme un échec en raison de son incapacité à apporter un changement politique réel. Bien que la Douma ait été créée, ses pouvoirs sont strictement limités, et Nicolas II conserve un droit de veto et la possibilité de dissoudre l’assemblée dès que celle-ci conteste ses décisions. Cette situation donne l’impression d’une monarchie constitutionnelle sans véritable substance.

De plus, les libertés civiles promises sur le papier sont contrecarrées par une répression systématique des mouvements populaires. Cette incapacité à instaurer un véritable régime constitutionnel alimente une polarisation croissante au sein de la société russe, conduisant de nombreux citoyens vers des positions radicales et renforçant les mouvements révolutionnaires qui culmineront dans les révolutions de 1917.

Les principaux obstacles au succès des réformes sont l’autoritarisme persistant du tsar Nicolas II et la méfiance de l’élite monarchique envers le pouvoir populaire. Bien que le manifeste introduise une Douma et accorde des libertés civiles, celles-ci restent largement symboliques. Le tsar exerce un contrôle strict, dissout les assemblées contestataires, et les interventions constantes de l’administration impériale limitent toute avancée démocratique.


En savoir plus

  • « La Russie en révolution » par Richard Pipes – un classique pour comprendre les mouvements révolutionnaires russes de 1905 à 1917. Pipes analyse en profondeur les causes et les répercussions des révolutions russes.

  • « Les Révolutions russes » par Nicolas Werth, un historien que j’apprécie particulièrement pour ces analyses fouillées et documentées. Son ouvrage explore ici les révolutions russes, leurs acteurs et leurs impacts à court et long terme sur la société et la politique russe.

  • « Histoire de la Russie et de son empire » par Michel Heller qui dresse une analyse riche et détaillée de l’évolution de la Russie impériale jusqu’à l’époque moderne, mettant en lumière les tensions sociales et politiques sous Nicolas II.

  • « Le Siècle des révolutions » par François-Xavier Coquin explore l’époque révolutionnaire en Russie, avec une attention particulière au contexte de 1905 et aux réformes avortées de Nicolas II.


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