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ToggleLes éclats du silence
Ceux que l’on n’écoute si peu dessinent pourtant les lignes du monde à venir
Ce texte est né d’une lassitude. Celle que provoque l’écho infini des récits dominants, toujours centrés sur les mêmes capitales, les mêmes forums, les mêmes indicateurs de puissance. Nous avons pris l’habitude de chercher la force là où elle s’affiche avec fracas — dans la courbe d’une croissance, l’acier d’un armement, l’onde d’une influence.
Mais si la véritable tectonique du monde se dessinait ailleurs ? Si nous prêtions l’oreille non pas au bruit, mais aux silences ? À ces souverainetés abîmées mais vivaces, à ces résistances obstinées qui, dans les marges et les interstices du globe, tiennent bon. C’est là, souvent, que se négocient les lignes de fracture de demain.
J’ai voulu m’écarter des classements spectaculaires et des modèles convenus. Mon regard ne s’est pas tourné vers ceux qui imposent, mais vers ceux qui tiennent parfois à bout de bras des formes de souveraineté incomplètes, mais réelles. Ce n’est ni un inventaire, ni une célébration. C’est une tentative d’écoute.
En parcourant ces trajectoires, j’ai appris que la souveraineté n’est pas toujours une conquête éclatante. Elle peut être une lente capacité à durer, à négocier, à ne pas céder tout à fait. Elle peut prendre la forme d’une éthique, non pas spectaculaire, mais soutenable.
C’est ce murmure que j’ai souhaité interroger. Et peut-être, transmettre.
Ce qui se joue à « la marge »
Le monde contemporain ne se raconte plus uniquement depuis ses centres de gravité. Les récits de puissance classiques — ceux des G7, des BRICS, des sommets où l’on se partage la croissance ou la sécurité — saturent l’espace mais n’en épuisent plus le sens. Car dans l’ombre portée des grands équilibres, d’autres histoires émergent, moins audibles, mais porteuses d’une interrogation commune : que signifie gouverner sans dominer ? Peut-on tenir politiquement sans rayonner militairement ? Est-il possible d’être souverain sans être une puissance normative ?
Du Botswana au Kerala, du Costa Rica à la Moldavie, ce ne sont pas des modèles que nous avons trouvés, mais des tensions actives, des équilibres instables, des formes d’invention politique. Des puissances sans conquête et des résistances sans spectacle. La question qui les relie n’est pas géographique, elle est structurelle : comment faire vivre un projet politique dans la marge, sans sombrer dans la dépendance ou le silence?
Et si c’était là, précisément, que se forgeaient les formes renouvelées de la souveraineté?
🌍 Afrique – Les souverainetés à l’épreuve
On les présente comme des trajectoires émergentes, y voyant tantôt une gouvernance vertueuse, tantôt une discipline de fer, tantôt une rupture géopolitique. Mais le Botswana, le Rwanda et l’Alliance du Sahel incarnent moins des modèles que des mises à l’épreuve de la souveraineté : quand elle reste captive de l’extraction, quand elle se bâtit sans pluralisme, ou quand elle se proclame sans assise. Pourtant, dans la fragilité de ces récits se niche une marge stratégique souvent ignorée
Botswana
Superficie
581 730 km²
Population
~ 2,6 millions (est. 2023)
Indépendance
30 septembre 1966
La stabilité sous la rente. Le pays que j’ai découvert, à l’été dernier, demeure une exception : une gouvernance stable, des services publics financés, une corruption contenue.
Mais cette façade repose sur l’éclat persistant du diamant, qui constitue 80 % de ses exportations. L’économie, peu transformée, ne monte pas en gamme ; la taille, la joaillerie, la commercialisation lui échappent.
Le défi du Botswana n’est plus de gérer l’épuisement de sa rente, mais de construire un après.
Les bases sont là — excédent énergétique solaire, système éducatif solide, appareil d’État planificateur. Il lui faut oser la rupture : transformer sa richesse minérale en une véritable stratégie industrielle.
Pour en savoir plus :
Rwanda
Superficie
26 338 km²
Population
~ 14,1 millions (est. 2023)
Indépendance
1 juillet 1962
La discipline sans l’ouverture.
Le Rwanda fascine par sa capacité d’exécution : infrastructures modernes, diplomatie active, un Kigali numérique en pleine croissance. Mais ce récit d’efficacité repose sur un autoritarisme qui verrouille la société (indice Freedom House : 21/100) et alimente les tensions régionales, notamment en RDC.
Le numérique, concentré dans la capitale, pèse moins de 3 % du PIB. Le tournant possible ?
Transformer le contrôle vertical en une politique de capacitation, déverrouiller l’innovation dans les espaces éducatifs et entrepreneuriaux pour bâtir une souveraineté technologique réellement inclusive, et non plus seulement une vitrine.
Pour en savoir plus :
Alliance des États du Sahel
(AES)
Mali
Burkina Faso
Niger
Date de création
16 septembre 2023
Objectif
Pacte de défense mutuelle
Superficie totale
~ 2,8 millions km²
Population totale
~ 74 millions (est. 2023)
La rupture sans le projet.
Le Mali, le Burkina Faso et le Niger proclament leur souveraineté retrouvée en tournant le dos à la CEDEAO et en accueillant de nouveaux partenaires militaires. Mais la rhétorique peine à masquer la réalité : un PIB cumulé inférieur à celui du Sénégal, 6,2 millions d’enfants non scolarisés, aucune stratégie productive viable. La voie possible n’est peut-être pas dans les déclarations martiales, mais dans une intégration par le bas, qui s’appuierait sur les ressources sociales et politiques existantes : la résilience des communautés rurales, une jeunesse politisée et un potentiel minier à maîtriser localement. Construire une souveraineté populaire réelle, et pas seulement militaire.
Cette fenêtre d’opportunité géopolitique, illustrée par l’intensification des partenariats russo-sahéliens, ne durera pas indéfiniment. La Russie propose une alternative à l’hégémonie française mais reproduit des logiques de rente plutôt que de transformation productive. L’enjeu consiste à exploiter cette diversification diplomatique pour négocier de véritables transferts de technologie et de compétences.
Pour en savoir plus :
- Alliance du Sahel : Analyse de l’International Crisis Group sur la nouvelle dynamique sahélienne
Ces trois trajectoires n’ont pas encore produit de souveraineté durable. Mais elles disposent de leviers internes pour transformer une rente en stratégie, une discipline en innovation, et une rupture en projet.
🌏 Asie & Moyen-Orient – Les équilibres discrets
Derrière les images d’Épinal — le Bhoutan et son bonheur national brut, les Émirats et leur modernité spectaculaire, le Kerala et son bastion démocratique — se cachent de profonds compromis. Frugalité sous tutelle, modernité sans citoyenneté, résistance démocratique marginalisée. Chacun de ces lieux expérimente une autre forme de présence au monde, où se joue peut-être le renouvellement des souverainetés asiatiques.
Bhoutan
Superficie
38 394 km²
Indépendance
8 août 1949
La frugalité sous contrainte.
Le royaume himalayen a fait de son éthique écologique une signature, refusant le dogme de la croissance. Mais cette souveraineté choisie repose sur une dépendance massive : 90 % de son énergie est exportée vers l’Inde, et son tissu industriel reste embryonnaire.
Pourtant, le Bhoutan innove en silence, expérimentant des programmes éducatifs écologiques et portant la cause climatique dans les instances internationales sans cynisme. Ce n’est pas un refus du monde, mais une tentative de reconfigurer la souveraineté dans les limites planétaires.
Pour en savoir plus :
Émirats Arabes Unis
Superficie
83 600 km²
Population
~ 9,5 millions (est. 2023)
Fondation de la fédération
2 décembre 1971
La modernité sans la citoyenneté.
Dubaï et Abu Dhabi sont les symboles d’une projection financière et technologique maîtrisée. Mais cette architecture repose sur une population dont 89 % n’est pas citoyenne et un pouvoir autoritaire (indice Freedom House : 17/100).
Pourtant, même dans ce contrôle, des marges émergent : des investissements massifs dans la recherche universitaire, un secteur EdTech en croissance, des expérimentations d’urbanisme durable. Le défi est d’ouvrir ces espaces sans en perdre la maîtrise, et sans les confisquer.
Pour en savoir plus :
- Émirats arabes unis : Analyse des droits des travailleurs migrants par Amnesty International
Kerala
État de l’Inde
Superficie
38 863 km²
Population
~ 35,7 millions (est. 2023)
Formation de l’État
1 novembre 1956
La démocratie à contre-courant.
Cet État côtier du sud de l’Inde maintient un modèle social unique : alphabétisation quasi universelle, espérance de vie élevée, budget consacré à l’éducation et la santé.
Mais ce bastion progressiste, politiquement marginalisé par New Delhi, ne représente que 3 % de la population indienne.
Le Kerala n’exporte pas sa puissance ; il ancre une éthique de gouvernance dans un environnement national qui s’y oppose, tenant sa ligne grâce à une économie bleue et des coopérations Sud-Sud autonomes.
Pour en savoir plus :
Véron, René, “The ‘New’ Kerala Model: Lessons for Sustainable Development”, World Development, vol. 29, n°4, 2001. [PDF libre accès]
Le Bhoutan interroge la dépendance par l’écologie, les Émirats testent une modernité sans pluralisme, le Kerala réaffirme la viabilité d’une démocratie sociale de proximité. L’Asie & le Moyen-Orient ne propose pas une synthèse, mais met en circulation des bifurcations stratégiques fécondes.
Cette cartographie des marges n’est qu’un premier éclat. l’Océanie, l’Amérique latine et l’Europe dessinent elles aussi leurs propres lignes de résistance et d’invention politique. Dans un prochain épisode, nous explorerons ces autres formes de souveraineté discrète : comment gouverner dans l’ombre des géants, comment résister sans rompre, comment expérimenter à l’échelle humaine. Le murmure continue.
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