Martin 1er, le pape martyr de l’empire romain d’Orient

un choc entre deux mondes

Rome, 17 juin 653. Une aube encore fraîche se lève sur la Ville Éternelle.

Dans la majestueuse basilique du Latran, cœur spirituel de l’Occident, le pape Martin 1ᵉʳ (r. 649-655), affaibli par la maladie, s’apprête à célébrer les saints mystères. Mais ce jour-là, la prière est brutalement interrompue par le fracas des armes. Des soldats byzantins, sur ordre direct de l’empereur Constant II (r. 641-668), viennent arrêter le souverain pontife.

Cet événement, souvent raconté comme le martyre d’un saint face à un tyran, est en réalité le point culminant d’un profond conflit politique et culturel, un choc entre deux logiques devenues irréconciliables.

Deux logiques face à un empire en crise

L'empire romain d'Orient en 650

Pour comprendre cet acte, il faut se placer au milieu du VIIᵉ siècle. L’Empire romain d’Orient (empire byzantin) est un État en état de siège.

  • En quelques décennies, il a perdu ses provinces les plus riches face à l’expansion fulgurante de l’Islam.

  • La perte de l’Égypte, en particulier, privait la capitale de son « grenier à blé » essentiel, tandis que la chute de la Syrie et de la Palestine faisait disparaître des centres commerciaux et religieux majeurs.

Pour l’empereur Constant II, la priorité absolue est la survie et l’unité des territoires restants. Dans cette optique, une querelle théologique complexe, le monothélisme, devient une affaire d’État majeure. 

Deux visions du monde et du pouvoir s'affrontent.

Empereur Constant II Héraclius
  • La perspective de l’Empereur : l’unité avant tout

Pour Constant II, le débat sur les « volontés » du Christ est une source de division qui affaiblit dangereusement l’Empire. Son édit de 648, le Typos, est un acte politique pragmatique : il interdit toute discussion sur le sujet pour imposer une paix civile.

Du point de vue de Constantinople, l’empereur, en tant que protecteur de l’Église, a le droit et le devoir d’assurer cette cohésion. Pour lui, l’évêque de Rome, bien que prestigieux, reste un sujet de l’Empire.

  • La perspective du Pape : la vérité avant tout 

Pour Martin 1er, successeur de Théodore Ier (642-649), la foi ne peut faire l’objet de compromis politiques. Ancien ambassadeur du pape (apocrisiaire) à Constantinople, il connaît parfaitement la mentalité impériale mais refuse de s’y plier. Son élection en 649, qu’il fait consacrer sans attendre la ratification de l’empereur, est un premier défi. Pour lui, accepter le silence du Typos reviendrait à faillir à sa mission de gardien du dogme.

Pape Martin 1er
Infographie : La Main de l’Empereur sur le Trône de Pierre

La main de l’empereur sur le trône de Pierre

Pendant près de deux siècles, l’élection du pape à Rome devait être validée par l’empereur à Constantinople. Retour sur une période de contrôle impérial connue comme la « Papauté Byzantine ».

Le début d’une ère

554

La Pragmatique Sanction

Pourquoi ce contrôle ?

Après avoir reconquis l’Italie sur les Ostrogoths, l’empereur Justinien Ier veut réaffirmer son autorité sur Rome. Par un décret impérial, la Pragmatique Sanction, il formalise le droit de l’empereur de confirmer l’élection de chaque nouveau pape. L’objectif est double : s’assurer de la loyauté de l’évêque de Rome et percevoir une taxe pour la confirmation.

Le processus de validation en 5 étapes clés

Élection à Rome

Le clergé et le peuple élisent un pape.

Ambassade envoyée

Une délégation part pour Constantinople.

Longue attente

Le siège papal reste vacant pendant des mois.

Paiement d’une taxe

Une somme est versée au trésor impérial.

Confirmation impériale

L’empereur donne son accord.

Résultat Final : La Consécration

Seulement après ces 5 étapes, le pape-élu pouvait enfin être officiellement consacré évêque de Rome.

Conséquences : des règnes retardés

Le principal effet de ce long processus était de laisser le siège de Rome sans chef pendant de très longues périodes. Le graphique ci-dessous montre la durée d’attente pour la consécration de certains papes de cette époque.

La fin d’une époque

Au milieu du VIIIe siècle, le pouvoir byzantin en Italie s’affaiblit. Menacée par les Lombards, la papauté se tourne vers une nouvelle puissance montante pour sa protection : les Francs. Le pape Zacharie (élu en 741) est le dernier à notifier son élection à Constantinople, mettant fin à près de 200 ans de contrôle impérial.

L’escalade : de la désobéissance doctrinale à la rébellion politique

En octobre 649, Martin 1er, avec le soutien du grand théologien Maxime le Confesseur, organise le Concile du Latran. Une centaine d’évêques y condamnent non seulement le monothélisme, mais aussi l’édit impérial. Pour Constantinople, il s’agit d’un acte de désobéissance majeur.

L’événement qui précipite la chute de Martin 1er porte un nom : Olympios. Paradoxe de l’histoire, cet exarque (gouverneur militaire) envoyé par Constant II pour arrêter le pape rebelle se laisse séduire par le charisme pontifical et le soutien populaire dont il jouit. Retournement spectaculaire : le chasseur devient complice de sa proie.

La péninsule s’embrase alors en rébellion ouverte contre Constantinople. Mais cette insurrection sera de courte durée. En 652, Olympios trouve la mort lors d’une expédition en Sicile contre les Arabes.

Pour Constant II, cette révolte avortée transforme radicalement la nature du conflit. Martin 1er n’est plus perçu comme un simple opposant religieux têtu, mais comme le cerveau occulte d’une rébellion qui pourrait démembrer l’Empire. il devient ainsi l’ennemi numéro un de Constantinople.

L’arrestation pontificale

Lorsqu’un nouvel exarque, Théodore 1er Calliopas, parvient enfin à arrêter Martin 1er le 17 juin 653, le sort du pape est scellé.

 

Transféré à Ostie, le port de Rome, il est embarqué le 19 juin sur un navire à destination de Constantinople. Le voyage dure trois mois, dans des conditions éprouvantes. Affaibli par la goutte et les mauvais traitements, celui qui est considéré par l’empire comme l’ancien souverain pontife arrive à Constantinople le 17 septembre 653. Il est alors exposé aux insultes d’une foule organisée avant d’être jeté en prison.

Le procès

Son procès, le 20 décembre 653, est mené sur une base purement politique. Les questions de doctrine sont délibérément écartées. Les accusations portent sur la haute trahison et le soutien à l’usurpateur Olympios.

 

Les sources occidentales décrivent des scènes d’une grande dureté. Conduit sur un brancard devant le Sénat, le pape est interrogé avec brutalité par le patrice Boucoléon. Le trésorier impérial, Troïlos, agissant comme procureur, le frappe au visage. Ses vêtements sacerdotaux sont déchirés en public pour signifier sa dégradation. Depuis une tribune, dissimulé, l’empereur Constant II assiste lui-même à la scène.

 

La sentence prononcée est alors celle réservée aux traîtres : la mort par écartèlement. Chargé de lourdes chaînes, il est traîné dans les rues de la capitale. C’est alors que le patriarche de Constantinople, Paul II (641-653), lui-même un partisan du monothélisme mais visiblement ému par le traitement infligé au pape, intervient avec succès auprès de l’empereur. La peine est commuée en exil perpétuel, une décision qui permet à Constant II de neutraliser une figure perçue comme politiquement dangereuse sans pour autant créer un martyr au cœur de la capitale.

La déportation

Martin 1er est alors déporté aux confins de l’Empire, dans cette Tauride – l’actuelle Crimée – inhospitalière où les hivers mordent jusqu’à l’âme. Ses lettres d’exil révèlent un homme qui décrit sa faim et son extrême dénuement. Il meurt en septembre 655, abandonné de tous, y compris du clergé romain qui, sous la pression impériale, lui a déjà désigné un successeur, Eugène 1er (654-657).

La revanche postume

Vingt-cinq ans après sa disparition, en 680-681, le troisième concile de Constantinople condamne définitivement le monothélisme. L’Église reconnaît alors ce que le pape avait défendu au prix de sa liberté et de sa vie : le Christ possède deux volontés, divine et humaine.

 

Cette victoire doctrinale, Rome la savoure comme une revanche. Elle consacre le courage d’un homme que Constantinople avait voulu faire taire, et marque une première brèche dans la prétention impériale à régenter la foi. L’empereur Constantin IV, fils de Constant II, convoque lui-même le concile et désavoue publiquement la politique religieuse de son père, enterrant définitivement la tentative d’imposer le monothélisme à l’Église universelle.

Saint Martin, dernier pape martyr

Le supplice n’aura pas été vain. L’Église catholique canonise Martin 1er et en fait le dernier pape vénéré comme martyr, célébré chaque 16 avril. Traîné en chaînes, jugé comme un criminel, abandonné par nombre de ses pairs, il entre dans l’histoire comme un défenseur héroïque de la foi, indomptable jusque dans l’exil. L’histoire ne se souvient pas de ses bourreaux. Elle se souvient de saint Martin.

Les papes martyrs des premiers siècles

Aux premiers temps de l’Église, nombre de ses dirigeants ont payé de leur vie leur engagement pour la foi. Voici une sélection des papes reconnus par la tradition comme martyrs.

PapePontificat Note sur le martyre
Saint Pierre~33 – 67Premier pape et apôtre de Jésus, martyrisé par crucifixion inversée sous l’empereur Néron à Rome.
Saint Lin~67 – 79Successeur de Pierre, son martyre est attesté par la tradition.
Saint Anaclet~79 – 92Troisième pape, martyrisé après avoir organisé le clergé romain.
Saint Clément 1er~92 – 99Connu pour sa lettre aux Corinthiens, la tradition rapporte qu’il fut exilé et martyrisé en étant jeté à la mer.
Saint Fabien236 – 250Une des premières victimes de la persécution de l’empereur Dèce.
Saint Corneille251 – 253Mort en exil à Civitavecchia durant les persécutions.
Saint Étienne 1er254 – 257Martyrisé durant la persécution de l’empereur Valérien.
Saint Sixte II257 – 258Décapité dans les catacombes avec plusieurs de ses diacres.
Saint Denys259 – 268Listé comme martyr pour ses souffrances, bien que mort de causes naturelles.
Saint Félix 1er269 – 274Son martyre sous l’empereur Aurélien est rapporté par la tradition.
Saint Martin 1er649 – 655Dernier pape reconnu comme martyr, mort en exil sur ordre de l’empereur Constant II.

Chronologie

554 – La Pragmatique Sanction

Après la reconquête de l’Italie, Justinien 1er impose que chaque élection papale soit validée par l’empereur. C’est le début de la « Papauté Byzantine ».

638 – L’Ecthèse

L’édit d’Héraclius impose le monothélisme comme compromis théologique pour maintenir l’unité de l’Empire.

642 Novembre 24 – Élection de Théodore 1er

Pape d’origine grecque, il s’oppose vigoureusement au monothélisme, préparant le terrain à Martin 1er.

648 – Le Typos impérial

Constant II interdit toute discussion sur les volontés du Christ, réduisant la foi à une affaire de silence politique.

649 Juillet 5 – Élection de Martin 1er

Élu sans validation impériale, son accession rapide marque une rupture explicite avec Constantinople.

649 Octobre 5 – Concile du Latran

Martin 1er condamne publiquement le monothélisme et le Typos, défiant l’autorité religieuse de l’empereur.

650 (vers) – L’usurpation d’Olympios

L’exarque envoyé contre le pape se rallie à sa cause, transformant le conflit religieux en révolte politique.

652 – Mort d’Olympios

L’Empire byzantin reprend la main et prépare la répression.

653 Juin 17 – Arrestation de Martin 1er

L’exarque Théodore Calliopas l’arrête en pleine basilique du Latran : début de la fin pour le souverain pontife.

653 Septembre 17 – Arrivée à Constantinople

Après trois mois de voyage enchaîné, Martin 1er est humilié publiquement et emprisonné.

653 Décembre 20 – Procès politique

Jugé pour haute trahison, il est battu, dégradé et condamné à mort ; seule l’intervention du patriarche Paul II commue la peine en exil perpétuel.

654 Août 10 – Élection d’Eugène 1er

Tandis que Martin 1er vit encore en exil, Rome cède à la pression impériale en désignant un nouveau pape.

655 Septembre 16 – Mort de Martin 1er

Il meurt à Chersonèse (Crimée), affamé et isolé, dans l’indifférence presque générale.

668 Septembre 15 – Assassinat de Constant II

Tué à Syracuse, l’empereur paie son impopularité et ses échecs, notamment religieux.

680–681 – Troisième Concile de Constantinople

Condamnation définitive du monothélisme et triomphe posthume de la position défendue par Martin 1er.

Ce qu'il faut retenir

  • Contexte géopolitique : Au VIIᵉ siècle, un Empire byzantin fragilisé par la conquête arabe cherche coûte que coûte à préserver son unité interne.
  • Le monothélisme et le Typos : En 648, Constant II promulgue le Typos, interdisant tout débat sur la « double volonté » du Christ, qu’il perçoit comme une menace pour la paix civile.
  • Insoumission de Martin 1ᵉʳ : Élu en 649 sans attendre l’agrément impérial, le pape organise le Concile du Latran pour condamner à la fois le monothélisme et l’édit impérial.
  • Arrestation et procès politique : Le 17 juin 653, Martin 1ᵉʳ est arrêté, jugé pour haute trahison (non pour hérésie) à Constantinople, humilié publiquement et condamné à l’exil.
  • Exil et martyre en Crimée : Déporté en Tauride (Crimée), il meurt en septembre 655, abandonné et affaibli par les souffrances.
  • Réhabilitation posthume : Le IIIᵉ concile de Constantinople (680-681) reconnaît la double volonté du Christ, validant la position de Martin Iᵉʳ.
  • Héritage : Canonisé comme dernier pape martyr, Martin 1ᵉʳ incarne la papauté affranchie de toute tutelle impériale, célébrée chaque 16 avril.

Pour en savoir plus

 

L’Empire byzantin : de Maurikios à Basile 1er (602-867) par Jean-Claude Cheynet.

L’ouvrage analyse l’Empire byzantin à une période charnière, marquée par de profondes crises militaires et des mutations politiques décisives. Il éclaire le contexte impérial et militaire qui explique les tensions entre Constantinople et Rome, notamment celles ayant conduit à l’arrestation du pape Martin 1er. Ce livre est essentiel pour comprendre les dynamiques géopolitiques de la Méditerranée orientale au VIIe siècle.


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