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ToggleI. De quoi parlons-nous quand nous parlons de “mythe” ?
Le mot “mythe” souffre d’un malentendu. Dans le langage courant, il désigne une erreur, une fiction, une légende sans fondement.
Au sens anthropologiqueRelatif à l’anthropologie : l’étude de l’être humain sous tous ses aspects (sociaux, culturels, historiques)., quand l’humain donne forme au monde pour le rendre vivable, le mytheAu sens anthropologique, un récit fondateur qui structure la vision du monde d’une culture, expliquant l’origine et le sens du réel. n’est pas un mensonge. C’est un récit structurant, une mise en ordre symbolique du réel, une matrice de sens.
Lorsque j’étais enfant, on me disait à propos de la Genèse :
« Ce n’est pas vrai, mais c’est vrai quand même ».
Je ne comprenais pas. Aujourd’hui, je crois qu’ils avaient trouvé, sans le savoir, la définition même du mythe.
Un mythe ne prétend pas être vérifié. Il cherche à comprendre ce qui échappe à la vérification. Il dit pourquoi le monde est habitable, pourquoi le mal existe, pourquoi le temps a un sens.
C’est dans ce sens que la GenèsePremier livre de la Bible racontant les origines du monde et de l’humanité. doit être lue : comme un texte mythique au sens noble, porteur d’une vision du monde, non comme une erreur scientifique. Mais dès lors que ce mythe est présenté comme une explication du réel, il entre en concurrence avec d’autres savoirs. Et c’est cette concurrence qu’il faut interroger sans complaisance.
II. L’origine du monde : frontière ou fracture ?
Il existe deux manières de raconter le commencement. L’une affirme que l’univers surgit d’un acte créateur intentionnel porté par une parole divine. L’autre décrit l’apparition de l’univers comme un événement sans intention, explicable par des lois physiques et des mécanismes évolutifs.
Ces deux récits n’occupent pas le même registre, mais ils s’affrontent dès qu’ils prétendent dire le même objet : l’origine du cosmos, du vivant, de la conscience.
La Genèse n’est pas une simple parabole morale. Elle formule une cosmologieÉtude scientifique de l’origine, de la structure et de l’évolution de l’univers., une anthropologieÉtude scientifique de l’être humain (sa culture, son évolution, ses structures sociales)., une téléologieÉtude de la finalité. Conception selon laquelle le monde a un but, une fin vers laquelle il tend., autrement dit : un ciel ordonné, un humain placé au centre, un temps orienté vers un but. Trois piliers. Trois promesses. Trois responsabilités. Un monde où la place de chacun semble décidée d’avance.
Et c’est précisément à ce titre qu’elle mérite une analyse critique.
III. Genèse contre les autres récits du monde
Le récit biblique ne surgit pas dans le vide. Il répond à d’autres cosmogoniesRécit mythologique de la formation de l’univers. plus anciennes ou concurrentes. Dans Enuma ElishMythe babylonien de la création, où le dieu Marduk crée le monde en tuant la déesse Tiamat., Marduk crée le monde en découpant le corps de Tiamat. Chez Hésiode, l’univers sort du Chaos. Chez les Aborigènes d’Australie, le Dreamtime inscrit dans la terre les gestes fondateurs des ancêtres.
La Genèse se distingue. Pas de combat. Pas de matière préexistante. Un Dieu unique et transcendant qui crée par la parole.
Mais cette singularité ne fait pas de la Genèse un récit universel. Elle reste située, marquée par l’histoire, la langue, l’exil. L’oublier, c’est transformer une tradition particulière en prétention globale à la vérité cosmique.
IV. Mythe structurant ou instrument de pouvoir ?
La Genèse naît dans l’exil de Babylone. Elle répond au chaos, elle répare un peuple blessé. Mais elle devient aussi un instrument. Le texte organise un monde, distribue les places, élimine ce qui lui résiste.
A partir du Moyen Age, l’interprétation se durcit. La bulle Dum Diversas de 1452Bulle papale autorisant le roi du Portugal à réduire en esclavage les ‘Sarrasins et païens’, souvent vue comme une justification théologique précoce de la traite. mobilise la souveraineté d’Adam pour légitimer l’asservissement des peuples non chrétiens.
La doctrine du dominium terraeExpression latine (« domination de la terre »), tirée de la Genèse (Gn 1, 28), qui a souvent été interprétée comme un mandat divin pour l’exploitation sans limite de la nature. transforme le jardin confié à l’homme en mandat d’exploitation.
Même l’encyclique Rerum NovarumEncyclique de 1891, fondatrice de la doctrine sociale de l’Église. Bien que novatrice sur la justice sociale, elle maintient une vision hiérarchique traditionnelle du monde., pourtant novatrice sur la justice sociale, maintient un univers hiérarchisé où Dieu, l’homme et la nature ne dialoguent pas. Cette architecture morale a longtemps donné un vernis sacré aux pratiques extractives.
V. Une lecture littérale : fidélité ou réduction ?
Dès l’Antiquité, quelques voix s’élèvent pour interroger le texte. OrigèneThéologien chrétien d’Alexandrie (IIe-IIIe siècle), célèbre pour son approche allégorique des Écritures, s’opposant à une lecture purement littérale. dans Alexandrie, Augustin dans son jardin de Milan, MaïmonidePhilosophe et théologien juif majeur (12e s.) qui a cherché à réconcilier la foi biblique et la raison philosophique. à Cordoue puis au Caire. Ils ne sont pas rebelles mais attentifs. Ils osent demander : « Et si ces jours n’étaient pas des jours, mais les étapes d’une pensée en train de se former ? »
Mais ces lectures n’ont pas dominé. Pendant des siècles, le littéralismeMéthode de lecture qui interprète un texte (notamment la Bible) dans son sens premier et littéral, sans chercher d’allégorie. s’impose dans la catéchèse et la prédication. Croire à une création en six jours, à un premier couple, à une chute historique, ce n’est pas une absurdité moderne. C’est la cohérence d’une lecture directe du texte.
Les lectures critiques existent, mais elles restent minoritaires et parfois éloignées de la culture religieuse populaire.
VI. Le “comment” et le “pourquoi” : vraiment deux registres distincts ?
On aime affirmer que la science explique le comment et la religion le pourquoi. Mais la Genèse décrit bel et bien un processus. Elle dit un comment.
Pourtant, des penseurs ont tenté de maintenir un dialogue. Teilhard de ChardinPaléontologue et théologien jésuite (20e siècle), connu pour sa tentative de synthétiser la théorie de l’évolution et la foi chrétienne., John PolkinghornePhysicien quantique britannique devenu prêtre anglican. Une figure majeure du dialogue entre science et religion., Kenneth MillerBiologiste cellulaire américain, catholique, connu pour son opposition au créationnisme et sa défense de l’évolution.. Ils montrent qu’un pont est possible, mais qu’il suppose un déplacement profond des catégories religieuses et une adhésion explicite à la méthode scientifique.
Je me souviens d’un cours au collège. Un élève timide lève la main après la leçon sur l’évolution.
« Alors, monsieur, Dieu n’a rien fait ? »
Autour de lui, silence. Ce n’était pas une provocation. C’était une fracture, réelle, dans une salle de classe ordinaire. La tension entre savoirs et croyances n’est jamais théorique. Elle traverse les salles de classe autant que les siècles.
VII. Un choix de cohérence
On ne peut maintenir intacte une lecture traditionnelle du texte tout en adhérant aux acquis de la génétique, de la cosmologie ou de la biologie évolutive.
Certaines théologies contemporainesPar ex: le **Théisme Évolutionniste** (Dieu crée *par* l’évolution), ou la **Théologie du Processus** (Dieu ‘persuade’ le monde en co-évolution). tentent une conciliation. Elles proposent un Dieu en retrait, une révélation progressive, un langage humain. Mais ces efforts confirment une chose. On peut dialoguer, mais pas prétendre que toutes les lectures cohabitent sans tension.
Si la Genèse a pu justifier des pratiques destructrices, elle inspire aussi aujourd’hui des mouvements de protection du vivant.
VIII. Héritage écologique : ombre et lumière
À l’heure où les forêts brûlent et où les océans s’épuisent, certains croyants relisent la Genèse non comme un droit mais comme un devoir envers le vivant.
Lumière : L’engagement
GreenFaith, réseau interreligieux pour la justice écologique. A Rocha, organisation chrétienne engagée dans la restauration des écosystèmes. Des courants juifs du tikkun olamConcept hébreu signifiant ‘réparation du monde’. Principe de justice sociale et de responsabilité éthique dans le judaïsme. rassemblés sous Eco Judaism.
Ombre : La domination
Mais pendant longtemps, l’interprétation dominante disait autre chose. Le fameux « Dominez la terre » a légitimé l’exploitation sans limite. Au vingtième siècle, d’autres voix émergent.
Retisser le récit : nouvelles théologies
La théologie de la libérationCourant de pensée né en Amérique latine, qui lit la Bible comme un appel à la libération des pauvres et des opprimés. relie oppression sociale et violence écologique. Les écoféministesCourant liant la domination des femmes par le patriarcat et la domination de la nature par l’humain. comme Rosemary Radford RuetherThéologienne américaine, pionnière de l’écoféminisme, qui analyse les liens entre la domination des femmes et l’exploitation de la nature. montrent comment la domination de la nature, des femmes et des peuples colonisés plonge dans un même imaginaire.
Ils refusent d’abandonner le texte. Ils préfèrent le réécrire. Ils tirent un nouveau fil. Ils retissent le récit de l’intérieur.
IX. Ce que la science ne peut dire, mais n’autorise pas à croire
La science décrit les transformations du monde, les lois, les mutations. Elle ne dit pas pourquoi l’univers existe ni s’il a un sens.
Mais ce silence ne rend pas toute réponse religieuse pertinente. Il ne suffit pas qu’un récit comble le vide pour qu’il devienne une explication.
Il y a donc un choix à faire. Lire les textes comme symboles. Ou les défendre comme descriptions. Les deux ne peuvent coexister sans tensions profondes.
Conclusion : pour un dialogue lucide
Oui, la Genèse est un texte magnifique. Elle parle d’ordre, de lumière, de repos. Elle propose un monde habitable. Mais elle n’est pas un modèle explicatif du réel.
Elle est un miroir de nos angoisses, de nos désirs d’origine, de notre besoin de structure.
Je revois le scribe de Babylone penché sur son roseau. Il ne savait pas qu’il écrivait un texte qui traverserait les siècles, ni qu’un jour quelqu’un comme moi viendrait le lire avec gratitude et exigence.
Loin d’abolir le mythe, il faut en redécouvrir la puissance. Non comme vérité cosmique, mais comme poétique de l’être.
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