La création du monde en sept jours : Quand la parole devient pouvoir

Article 2 : L’exigence critique

I. De quoi parlons-nous quand nous parlons de “mythe” ?

Le mot “mythe” souffre d’un malentendu. Dans le langage courant, il désigne une erreur, une fiction, une légende sans fondement.

Au sens anthropologique, quand l’humain donne forme au monde pour le rendre vivable, le mythe n’est pas un mensonge. C’est un récit structurant, une mise en ordre symbolique du réel, une matrice de sens.

Lorsque j’étais enfant, on me disait à propos de la Genèse :

« Ce n’est pas vrai, mais c’est vrai quand même ».

Je ne comprenais pas. Aujourd’hui, je crois qu’ils avaient trouvé, sans le savoir, la définition même du mythe.

Un mythe ne prétend pas être vérifié. Il cherche à comprendre ce qui échappe à la vérification. Il dit pourquoi le monde est habitable, pourquoi le mal existe, pourquoi le temps a un sens.

C’est dans ce sens que la Genèse doit être lue : comme un texte mythique au sens noble, porteur d’une vision du monde, non comme une erreur scientifique. Mais dès lors que ce mythe est présenté comme une explication du réel, il entre en concurrence avec d’autres savoirs. Et c’est cette concurrence qu’il faut interroger sans complaisance.

II. L’origine du monde : frontière ou fracture ?

Il existe deux manières de raconter le commencement. L’une affirme que l’univers surgit d’un acte créateur intentionnel porté par une parole divine. L’autre décrit l’apparition de l’univers comme un événement sans intention, explicable par des lois physiques et des mécanismes évolutifs.

Ces deux récits n’occupent pas le même registre, mais ils s’affrontent dès qu’ils prétendent dire le même objet : l’origine du cosmos, du vivant, de la conscience.

La Genèse n’est pas une simple parabole morale. Elle formule une cosmologie, une anthropologie, une téléologie, autrement dit : un ciel ordonné, un humain placé au centre, un temps orienté vers un but. Trois piliers. Trois promesses. Trois responsabilités. Un monde où la place de chacun semble décidée d’avance.

Et c’est précisément à ce titre qu’elle mérite une analyse critique.

III. Genèse contre les autres récits du monde

Le récit biblique ne surgit pas dans le vide. Il répond à d’autres cosmogonies plus anciennes ou concurrentes. Dans Enuma Elish, Marduk crée le monde en découpant le corps de Tiamat. Chez Hésiode, l’univers sort du Chaos. Chez les Aborigènes d’Australie, le Dreamtime inscrit dans la terre les gestes fondateurs des ancêtres.

La Genèse se distingue. Pas de combat. Pas de matière préexistante. Un Dieu unique et transcendant qui crée par la parole.

Mais cette singularité ne fait pas de la Genèse un récit universel. Elle reste située, marquée par l’histoire, la langue, l’exil. L’oublier, c’est transformer une tradition particulière en prétention globale à la vérité cosmique.

IV. Mythe structurant ou instrument de pouvoir ?

La Genèse naît dans l’exil de Babylone. Elle répond au chaos, elle répare un peuple blessé. Mais elle devient aussi un instrument. Le texte organise un monde, distribue les places, élimine ce qui lui résiste.

A partir du Moyen Age, l’interprétation se durcit. La bulle Dum Diversas de 1452 mobilise la souveraineté d’Adam pour légitimer l’asservissement des peuples non chrétiens.

La doctrine du dominium terrae transforme le jardin confié à l’homme en mandat d’exploitation.

Même l’encyclique Rerum Novarum, pourtant novatrice sur la justice sociale, maintient un univers hiérarchisé où Dieu, l’homme et la nature ne dialoguent pas. Cette architecture morale a longtemps donné un vernis sacré aux pratiques extractives.

V. Une lecture littérale : fidélité ou réduction ?

Dès l’Antiquité, quelques voix s’élèvent pour interroger le texte. Origène dans Alexandrie, Augustin dans son jardin de Milan, Maïmonide à Cordoue puis au Caire. Ils ne sont pas rebelles mais attentifs. Ils osent demander : « Et si ces jours n’étaient pas des jours, mais les étapes d’une pensée en train de se former ? »

Mais ces lectures n’ont pas dominé. Pendant des siècles, le littéralisme s’impose dans la catéchèse et la prédication. Croire à une création en six jours, à un premier couple, à une chute historique, ce n’est pas une absurdité moderne. C’est la cohérence d’une lecture directe du texte.

Les lectures critiques existent, mais elles restent minoritaires et parfois éloignées de la culture religieuse populaire.

VI. Le “comment” et le “pourquoi” : vraiment deux registres distincts ?

On aime affirmer que la science explique le comment et la religion le pourquoi. Mais la Genèse décrit bel et bien un processus. Elle dit un comment.

Pourtant, des penseurs ont tenté de maintenir un dialogue. Teilhard de Chardin, John Polkinghorne, Kenneth Miller. Ils montrent qu’un pont est possible, mais qu’il suppose un déplacement profond des catégories religieuses et une adhésion explicite à la méthode scientifique.

Je me souviens d’un cours au collège. Un élève timide lève la main après la leçon sur l’évolution.

« Alors, monsieur, Dieu n’a rien fait ? »

Autour de lui, silence. Ce n’était pas une provocation. C’était une fracture, réelle, dans une salle de classe ordinaire. La tension entre savoirs et croyances n’est jamais théorique. Elle traverse les salles de classe autant que les siècles.

VII. Un choix de cohérence

On ne peut maintenir intacte une lecture traditionnelle du texte tout en adhérant aux acquis de la génétique, de la cosmologie ou de la biologie évolutive.

Certaines théologies contemporaines tentent une conciliation. Elles proposent un Dieu en retrait, une révélation progressive, un langage humain. Mais ces efforts confirment une chose. On peut dialoguer, mais pas prétendre que toutes les lectures cohabitent sans tension.

Si la Genèse a pu justifier des pratiques destructrices, elle inspire aussi aujourd’hui des mouvements de protection du vivant.

VIII. Héritage écologique : ombre et lumière

À l’heure où les forêts brûlent et où les océans s’épuisent, certains croyants relisent la Genèse non comme un droit mais comme un devoir envers le vivant.

Lumière : L’engagement

GreenFaith, réseau interreligieux pour la justice écologique. A Rocha, organisation chrétienne engagée dans la restauration des écosystèmes. Des courants juifs du tikkun olam rassemblés sous Eco Judaism.

Ombre : La domination

Mais pendant longtemps, l’interprétation dominante disait autre chose. Le fameux « Dominez la terre » a légitimé l’exploitation sans limite. Au vingtième siècle, d’autres voix émergent.

Retisser le récit : nouvelles théologies

La théologie de la libération relie oppression sociale et violence écologique. Les écoféministes comme Rosemary Radford Ruether montrent comment la domination de la nature, des femmes et des peuples colonisés plonge dans un même imaginaire.

Ils refusent d’abandonner le texte. Ils préfèrent le réécrire. Ils tirent un nouveau fil. Ils retissent le récit de l’intérieur.

IX. Ce que la science ne peut dire, mais n’autorise pas à croire

La science décrit les transformations du monde, les lois, les mutations. Elle ne dit pas pourquoi l’univers existe ni s’il a un sens.

Mais ce silence ne rend pas toute réponse religieuse pertinente. Il ne suffit pas qu’un récit comble le vide pour qu’il devienne une explication.

Il y a donc un choix à faire. Lire les textes comme symboles. Ou les défendre comme descriptions. Les deux ne peuvent coexister sans tensions profondes.

Conclusion : pour un dialogue lucide

Oui, la Genèse est un texte magnifique. Elle parle d’ordre, de lumière, de repos. Elle propose un monde habitable. Mais elle n’est pas un modèle explicatif du réel.

Elle est un miroir de nos angoisses, de nos désirs d’origine, de notre besoin de structure.

Je revois le scribe de Babylone penché sur son roseau. Il ne savait pas qu’il écrivait un texte qui traverserait les siècles, ni qu’un jour quelqu’un comme moi viendrait le lire avec gratitude et exigence.

Loin d’abolir le mythe, il faut en redécouvrir la puissance. Non comme vérité cosmique, mais comme poétique de l’être.


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