Au-delà du simple effondrement 

Nous avons jusqu’ici posé les jalons théoriques de l’ensauvagement et disséqué la mort des empires d’antan. Mais ce qui se joue aujourd’hui n’est pas un banal effondrement cyclique — c’est une chorégraphie du chaos d’une précision presque obscène.

 

Les civilisations d’autrefois mouraient avec une certaine prévisibilité digne d’un coucher de soleil : montée, apogée, déclin, chute. Notre monde, lui, semble s’effondrer avec la fulgurance d’une supernova. Le chaos ne rampe plus discrètement — il explose en constellations de crises interconnectées qui s’embrassent avec une volupté perverse.

 

Pour comprendre cette mécanique, je vous propose de regrouper 6 facteurs en trois catégories interdépendantes : les forces structurelles qui sapent nos fondations, les forces dynamiques qui propagent le chaos, et les forces accélératrices qui amplifient l’ensemble.

Les forces structurelles : la décomposition des fondations

Les forces structurelles agissent comme des termites invisibles, rongeant les piliers qui soutiennent l’édifice de la civilisation.

1. L’érosion des systèmes de valeurs

Notre civilisation fait face à un paradoxe important : elle a besoin de repères moraux communs pour fonctionner, mais elle développe simultanément des technologies et des pratiques qui tendent à fragiliser ces repères.

Cette situation est en partie liée à la façon dont l’information circule aujourd’hui. Les algorithmes des réseaux sociaux tendent à favoriser les contenus qui provoquent de fortes réactions émotionnelles, souvent au détriment de la nuance. Dans un système où l’attention est convertie en profit, les informations polarisantes attirent davantage d’engagement, ce qui rend plus difficile la construction d’un consensus social sur des vérités partagées.

Un contre-exemple éclairant : La Suède, souvent critiquée pour son « progressisme », maintient un haut niveau de confiance dans ses institutions. 87% des Suédois font confiance à leur système judiciaire contre seulement 41% des Français. Ce n’est pas l’absence de valeurs communes qui fragmente une société, mais l’écart entre les valeurs affichées et la réalité vécue.

2. La tribalisation de la société

Nous assistons à une « retribalisation » où l’appartenance n’est plus définie par la nationalité ou la classe sociale, mais par des micro-identités culturelles, idéologiques ou numériques.

Un exemple concret : L’émergence de communautés autour des cryptomonnaies illustre cette tendance. Ces groupes développent leur propre vocabulaire, leurs figures d’influence, et parfois une vision du monde économique qui se substitue aux appartenances traditionnelles. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres de la façon dont de nouvelles formes d’identité collective émergent dans notre société.

Un paradoxe social : Aux États-Unis, 61% des jeunes adultes se déclarent « chroniquement seuls » malgré un nombre record de connexions virtuelles. Les interactions numériques ne créent pas les mêmes liens que les interactions physiques, conduisant à une société de plus en plus connectée mais émotionnellement isolée.

Les forces dynamiques : la propagation du chaos

Les forces dynamiques transforment ces fissures structurelles en crise généralisée.

3. La contagion du nihilisme

Le nihilisme contemporain se propage activement selon des mécanismes précis.

Une transmission émotionnelle : Le nihilisme se propage par mimétisme émotionnel plus que par adhésion intellectuelle. L’exposition à des adultes désenchantés augmente significativement le risque de désespoir chez les jeunes. Nous fabriquons des « orphelins de sens » en série. Ainsi au Japon, le phénomène du hikikomori (isolement social extrême) touche des centaines de milliers de jeunes, illustrant une perte de sens et une difficulté à s’intégrer dans la société malgré un niveau de développement économique élevé.

Un contre-exemple inspirant : Au Nigeria, dans des conditions objectives difficiles, 94% des jeunes se déclarent optimistes quant à leur avenir, contre seulement 37% en France. Cette différence s’explique par la persistance de récits collectifs mobilisateurs et de structures communautaires qui créent du sens même dans l’adversité.

4. La mondialisation asymétrique de la violence

La violence contemporaine présente des caractéristiques nouvelles, notamment dans sa capacité à se diffuser rapidement à l’échelle mondiale.

Une diffusion accélérée : Le terrorisme moderne s’appuie sur les technologies de communication pour maximiser son impact. Les actes violents sont souvent documentés et partagés instantanément, créant un effet de contagion où les méthodes et les justifications peuvent être rapidement adoptées par d’autres acteurs à travers le monde.

Des zones de fragilité : Dans certaines régions, y compris au sein de démocraties établies, des territoires émergent où l’autorité de l’État est contestée ou affaiblie. Ces espaces fonctionnent selon des règles différentes, créant des défis pour la gouvernance traditionnelle et la cohésion sociale. Ainsi, en Somalie, l’absence d’un État central fort a permis à des groupes armés de prospérer, transformant le pays en une zone de non-droit où la violence est endémique et les populations civiles sont les premières victimes.

🔹 70% – Part des transactions boursières effectuées par des algorithmes de trading haute fréquence, rendant la finance inégalitaire et instable.

🔹 38% – Augmentation de la rentabilité des entreprises ayant adopté l’intelligence artificielle entre 2019 et 2023, contre une stagnation pour les autres.

🔹 30% – Part des 5 géants de la tech (Apple, Microsoft, Amazon, Alphabet (Google) et NVIDIA ) dans la capitalisation du S&P 500 en 2024, contre 8,7% en 2014.

Les forces accélératrices : la précipitation de l’éffondrement

Ces forces agissent comme des catalyseurs, intensifiant la désintégration sociale.

5. Le progrès technologique comme métamorphose

La technologie n’est plus notre servante — elle est devenue notre chimère dévorante, reconfigurant la réalité avec l’indifférence d’un dieu.

Un déséquilibre vertigineux : Notre époque a accompli ce tour de force absurde : rendre l’apocalypse démocratique. Pour la première fois dans l’histoire humaine, détruire est infiniment plus simple que protéger. Prenons l’exemple de la biosécurité : en 2018, une équipe de chercheurs canadiens a réussi à synthétiser le virus de la variole chevaline avec un budget d’environ 100,000 $ et des équipements accessibles sur le marché. Ce virus aurait pu être modifié pour devenir dangereux. En comparaison, les infrastructures nécessaires pour se protéger contre de telles menaces coûtent des milliards et sont hors de portée de la plupart des nations. De même, un groupe de hackers peut, avec des moyens limités, paralyser des infrastructures critiques comme nous l’avons vu avec l’attaque contre Colonial Pipeline en 2021, qui a perturbé l’approvisionnement en carburant de toute la côte Est américaine pendant plusieurs jours.

Des inégalités amplifiées : L’intelligence artificielle et l’automatisation redessinent également les hiérarchies économiques avec une rapidité sans précédent. À Wall Street, les algorithmes de trading haute fréquence réalisent désormais plus de 70% des transactions boursières selon une étude de la Deutsche Bank de 2023. Ces systèmes peuvent exécuter des milliers d’ordres en millisecondes, un avantage inaccessible aux investisseurs ordinaires. Dans le secteur financier, les 10% des entreprises qui ont adopté les technologies d’IA les plus avancées ont vu leur rentabilité augmenter de 38% en moyenne entre 2019 et 2023, tandis que les autres stagnaient. Cette concentration technologique crée de nouveaux monopoles : les cinq plus grandes entreprises technologiques représentaient en 2024 près de 30% de la capitalisation boursière totale du S&P 500, contre seulement 8,7% en 2014. Ces asymétries technologiques renforcent les inégalités socio-économiques, alimentant les tensions politiques dans de nombreux pays.

Une dépendance systémique : Nous avons créé des systèmes dont nous dépendons vitalement mais que nous comprenons de moins en moins. Les réseaux électriques intelligents qui alimentent nos villes sont désormais si complexes qu’aucun ingénieur ne peut en comprendre toutes les interactions possibles. Cette complexité a contribué à la panne électrique majeure qui a touché le Texas en 2021, causant plus de 200 décès et 195 milliards $ de dommages. Les algorithmes de deep learning qui filtrent nos informations et influencent nos décisions fonctionnent comme des « boîtes noires » dont même leurs créateurs ne peuvent expliquer complètement le fonctionnement. Cette opacité pose des questions fondamentales sur notre capacité à gouverner des systèmes que nous ne comprenons plus entièrement.

6. La géopolitique du chaos

Des stratégies de déstabilisation : Certaines puissances intègrent désormais la déstabilisation sociale comme composante de leur doctrine stratégique. La « doctrine Gerasimov », du nom du chef d’état-major russe qui l’a formulée en 2013, théorise explicitement l’utilisation de moyens non-militaires pour déstabiliser les sociétés adverses. Cette approche combine opérations d’influence, guerre de l’information, cyberattaques et soutien à des groupes internes subversifs. Son application a été documentée dans plusieurs contextes : pendant les élections américaines de 2016, où selon les conclusions des agences de renseignement américaines, la Russie a orchestré une campagne massive de désinformation atteignant plus de 126 millions d’Américains sur Facebook seul ; en Ukraine dès 2014, où une combinaison d’opérations informationnelles et de soutien à des séparatistes a précédé l’intervention militaire ; et plus récemment dans plusieurs pays africains, où l’influence du groupe Wagner a contribué à déstabiliser des gouvernements au Mali, en République centrafricaine et au Soudan.

La guerre des ressources stratégiques : Une nouvelle forme de conflit se développe autour du contrôle des ressources essentielles à la transition énergétique et numérique. Le cas de la République Démocratique du Congo est emblématique : ce pays abrite plus de 70% des réserves mondiales de cobalt, un minéral essentiel pour les batteries lithium-ion utilisées dans les véhicules électriques et l’électronique. Cette concentration crée une vulnérabilité systémique mondiale. En 2022, la Chine contrôlait déjà plus de 40% de la production minière congolaise et 80% des capacités mondiales de raffinage du cobalt. Cette mainmise sur une ressource critique est devenue un levier géopolitique majeur. De même, le lithium chilien, essentiel aux batteries, fait l’objet d’une intense compétition internationale, avec des conséquences directes sur la stabilité politique du pays. Ces « guerres des ressources » se déroulent souvent sans confrontation militaire directe, mais leurs conséquences peuvent être tout aussi déstabilisatrices pour l’ordre mondial.

Des points de fragilité systémique : Certaines zones géographiques concentrent des vulnérabilités dont l’impact potentiel est global. Taiwan représente l’exemple le plus frappant de cette nouvelle réalité. L’entreprise taïwanaise TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company) produit environ 92% des puces semi-conductrices les plus avancées au monde, indispensables à l’industrie technologique, automobile et militaire mondiale. Une interruption de cette production, que ce soit par conflit militaire, catastrophe naturelle ou cyberattaque, paralyserait instantanément des pans entiers de l’économie mondiale. Selon une étude de 2023 du Boston Consulting Group, une guerre de six mois autour de Taiwan pourrait coûter à l’économie mondiale plus de 3,000 milliards $. Cette concentration extrême de capacités critiques crée un point de fragilité sans précédent dans l’histoire économique mondiale, transformant cette île de 36,000 km² en épicentre potentiel d’une crise systémique globale.

La dynamique d’amplification: comment les crises se renforcent mutuellement

L’aspect le plus préoccupant n’est pas l’existence isolée de ces forces, mais leur tendance à se renforcer mutuellement.

Pour comprendre ce phénomène, pensez à un système d’engrenages : quand une roue tourne, elle entraîne les autres. De même, nos différentes crises s’influencent réciproquement, créant ce que les scientifiques appellent des « boucles de rétroaction positive ».

Des effets en cascade : Un événement dans une région peut déclencher une série de conséquences qui affectent des domaines totalement différents. Par exemple, une instabilité politique dans une région productrice de matières premières peut entraîner une hausse des prix mondiaux, générer des tensions économiques ailleurs, qui à leur tour alimentent des mouvements politiques radicaux.

Des points de bascule : Les chercheurs en sciences sociales ont identifié l’existence de seuils critiques dans les dynamiques collectives. Par exemple, quand environ 25% d’une population adopte fermement une position, celle-ci peut se propager rapidement au reste du groupe. C’est ce qu’on appelle un « seuil de bascule sociale » – un concept qui nous aide à comprendre comment des changements graduels peuvent soudainement s’accélérer.

Au-delà du pessimisme : des signes d’espoir

Face à ces défis, il serait facile de céder au pessimisme. Pourtant, l’histoire nous montre que les sociétés humaines ont une remarquable capacité d’adaptation et d’innovation, particulièrement dans les moments difficiles.

Des modèles de résilience locale : À Medellin, en Colombie, une ville autrefois synonyme de violence, des initiatives locales ont transformé la situation de façon spectaculaire. En combinant une gouvernance plus proche des citoyens avec des investissements dans les espaces publics et l’éducation, la ville a considérablement réduit son taux de criminalité. Ces succès montrent qu’avec les bonnes approches, même les spirales négatives peuvent être inversées.

Des sociétés qui apprennent des crises : Certaines cultures ont développé une capacité particulière à tirer des leçons de leurs épreuves. Au Japon, l’expérience des catastrophes naturelles a conduit à des innovations architecturales et organisationnelles qui augmentent la résilience collective. La Suisse a quant à elle développé un modèle politique capable d’intégrer la diversité et de résister aux chocs externes. Ces exemples nous rappellent que les sociétés peuvent développer une « capacité d’adaptation positive » qui les rend plus fortes face aux défis.

Un appel à l’action

Si l’histoire nous a enseigné les schémas classiques de déclin des civilisations, notre époque nous oblige à comprendre de nouvelles dynamiques plus complexes et interconnectées.

En identifiant ces forces et leurs interactions, nous ne cherchons pas à alimenter l’anxiété, mais à offrir une carte plus précise des défis que nous affrontons. Cette compréhension est la première étape vers des réponses efficaces.

Les processus que nous avons décrits ne sont pas des fatalités. En comprenant comment ils s’amplifient mutuellement, nous pouvons identifier les points d’intervention où des actions ciblées peuvent produire des effets positifs significatifs. Comme un acupuncteur qui, avec une simple aiguille placée au bon endroit, peut rééquilibrer tout un système, des interventions précises peuvent aider à restaurer l’équilibre de nos sociétés.

Dans notre prochain article, nous quitterons le diagnostic pour esquisser des futurs possibles. Nous explorerons les scénarios contrastés qu’ouvrent les forces à l’œuvre : entre adaptation, fragmentation, effondrement ou renaissance, quelles trajectoires s’offrent à nos sociétés ?


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