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ToggleL’Europe célèbre ses succès. Elle aurait tort de ne pas le faire. Le premier semestre 2025 a vu l’adoption du fonds SAFE (150 milliards d’euros), le déploiement des premiers outils du Pacte Industrie Propre, et l’entrée en vigueur de l’AI Act. L’Union avance sur des fronts critiques.
Mais derrière ces avancées s’esquissent des lignes de fracture persistantes. Elles ne sont pas nouvelles, mais elles s’installent dans la durée. Entre les succès affichés et les tensions structurelles, l’Union européenne révèle sa nature profonde : une puissance économique aux ambitions géopolitiques contrariées, un projet d’intégration en quête d’un équilibre stable entre efficacité, légitimité et souveraineté.
Faut-il alors parler d’un continent affaibli ? Ce serait simpliste. L’Union n’est pas une puissance déclinante, mais une puissance incomplète. Une puissance qui avance sans trancher. Fracturée ou en mutation ? La réponse réside dans cette tension non résolue.
GÉOPOLITIQUE : l’illusion d’un réveil stratégique
L’adoption du fonds SAFE (150 Md€) et la relance de la base industrielle de défense européenne (BITDE) marquent un tournant. Pour la première fois depuis l’échec de la Communauté européenne de défense, l’Union mutualise massivement ses investissements militaires. La production d’obus atteint 2 millions par an, et 18 États membres participent aux premiers appels d’offres conjoints.
Mais ce réveil industriel ne règle pas l’équation stratégique. Sur l’Ukraine, Gaza ou le Sahel, l’Union reste empêchée par ses règles de gouvernance. L’unanimité demeure la norme en matière diplomatique. Un seul État — Hongrie, Slovaquie, parfois même Malte — suffit à bloquer l’action collective.
« Nous avons les moyens militaires, mais pas la volonté politique. L’Europe finance ses muscles mais s’interdit de s’en servir. »
La force de réaction rapide promise depuis 2022 reste, à mi-2025, une force fantôme. Les divergences sur le commandement, le financement et le déploiement retardent sa mise en œuvre. Les États membres défendent leurs souverainetés diplomatiques comme des bastions.
Faut-il abandonner l’unanimité ? La question est institutionnelle — mais surtout existentielle. Tant que les politiques étrangères sont conçues comme des prérogatives sacrées, l’Europe restera une puissance économique… désarmée.
MIGRATION : entre valeurs proclamées et réalités sous-traitées
Le Pacte sur la migration et l’asile, adopté en 2023, visait à créer un équilibre entre solidarité et responsabilité. Mais deux ans plus tard, le constat reste sévère : seuls 19 % des retours sont exécutés (source : EASO, 2025), la pression sur les pays de première entrée reste asymétrique, et les accords d’externalisation se multiplient.
7,4 milliards d’euros ont été consacrés à des partenariats avec la Libye, la Tunisie et l’Égypte en 2024. Le nombre d’arrivées irrégulières a baissé de 35 %, mais les violations des droits fondamentaux dans les centres de rétention ou en mer sont documentées par les ONG. L’Europe sécurise ses frontières, mais délègue la responsabilité de leur gestion — et la part d’ombre qui l’accompagne.
« Le Conseil européen réaffirme son engagement en faveur d’une approche globale et équilibrée de la migration, fondée sur la solidarité et le partage équitable des responsabilités. »
En pratique, ce partage reste fictif. L’Italie concentre 65 % des arrivées par la Méditerranée mais ne reçoit qu’une part marginale des relocalisations. Les pays de l’Est refusent toute participation contraignante. Le mécanisme de solidarité prévu par le pacte fonctionne par défaut, rarement par conviction.
La fracture migratoire est double : politique entre États membres, et éthique entre principes affichés et pratiques réelles. Elle reste l’un des angles morts de la cohésion européenne.
COMPÉTITIVITÉ : une doctrine en mutation, une réalité en retard
Le Pacte Industrie Propre (100 Md€) symbolise un virage : l’Union européenne s’affirme enfin comme un acteur économique stratégique. Les appels à projets sont sursouscrits, les premières usines d’acier vert émergent en Suède, et la production de batteries lithium-ion en Pologne a triplé depuis 2023.
L’Union impose également ses standards : le AI Act entre en vigueur, le Carbon Border Adjustment Mechanism devient effectif. Mais les écarts persistent :
- Le coût de l’énergie industrielle reste 2 à 4 fois plus élevé qu’en Chine ou aux États-Unis.
- L’UE ne produit que 10 % de ses panneaux solaires, avec un objectif de 40 % d’ici 2030.
- 40 % des diplômés en IA s’expatrient (Rapport Draghi, sept. 2024).
L’Europe paie encore sa spécialisation dans les services et la finance. Elle régule plus vite qu’elle n’innove. Ses normes s’imposent, mais ses champions industriels peinent à émerger.
Peut-on construire une souveraineté technologique avec des instruments pensés pour encadrer plutôt que pour investir ? C’est là que se joue l’efficacité du virage doctrinal.
AGRICULTURE : divorce entre métropoles et campagnes
Les révoltes agricoles de l’hiver 2024 ont mis en lumière une fracture qui dépasse le secteur. Elles ont révélé une rupture entre le projet européen tel qu’il s’élabore — urbain, écologique, normatif — et les réalités productives des territoires.
Les agriculteurs ne rejettent pas la transition. Ils dénoncent une incohérence structurelle : normes environnementales strictes pour les producteurs européens, mais tolérance commerciale maximale pour les importations. L’Union européenne interdit 127 substances phytosanitaires sur son sol mais importe des produits qui y ont recours. Le revenu agricole moyen a baissé de 12 % en cinq ans, et 35,000 exploitations ont fermé en 2024.
« On nous demande de produire propre, puis on importe sale. »
La Politique agricole commune (PAC) tente d’évoluer : les éco-régimes représentent désormais 25 % des aides, le bio atteint 10 % de la surface agricole utile (SAU), et des clauses miroirs sont débattues à Bruxelles. Mais la cohérence manque, et la simplification promise reste théorique.
Le divorce entre les métropoles régulatrices et les campagnes productrices est à la fois politique, économique et culturel. Il devient désormais un risque démocratique.
LE NŒUD GORDIEN : quand l’intégration asymétrique atteint ses limites
Tous ces blocages convergent. Le problème n’est pas chaque domaine pris isolément. Il est systémique. L’Union a poussé l’intégration des politiques sans redéfinir sa gouvernance. Elle multiplie les compétences — défense, migration, climat, numérique — sans mécanismes décisionnels à la hauteur.
Le Conseil reste dominant. L’unanimité paralyse. Le Parlement demeure secondaire. Et l’opacité du processus législatif mine la légitimité démocratique.
Cette asymétrie n’est pas accidentelle. Elle résulte d’un refus collectif : celui de faire le saut politique. L’Union veut agir comme une puissance — tout en restant une confédération. Ce modèle atteint aujourd’hui ses limites structurelles.
TROIS VOIES S’OUVRENT
Le choix est stratégique. Et il ne peut plus être différé.
Assumer la puissance
Réformer les traités, supprimer l’unanimité, créer des ressources propres, renforcer le Parlement. Une voie ambitieuse et cohérente, mais à haut risque politique.
Accepter les limites
Rester une union fonctionnelle — marché unique, transition verte, diplomatie souple. Abandonner les illusions géopolitiques. Une voie de la stabilité, mais un renoncement à la puissance.
Persister dans l’ambiguïté
Accumuler les compromis, prolonger le flou institutionnel. Une voie du confort apparent — et de la paralysie assurée.
L’Europe du « en même temps » — puissante et impuissante, unie et divisée — atteint ses limites structurelles.
La grandeur ne se décrète pas. Elle s’assume.
CARTOGRAPHIE STRATÉGIQUE DES FRACTURES EUROPÉENNES — JUIN 2025
Échelle d’analyse : intensité de l’enjeu (impact), difficulté de résolution (complexité), tendance observée (évolution), levier politique principal.
| Fracture | Impact stratégique | Complexité politique | Évolution | Levier principal | Potentiel de correction |
|---|---|---|---|---|---|
| Géopolitique | ★★★★★ | ★★★★★ | ⬇️ | Réforme des traités | Modéré |
| Migration | ★★★★☆ | ★★★★★ | ⬇️ | Solidarité contraignante | Faible |
| Compétitivité | ★★★★☆ | ★★★★☆ | → | Simplification réglementaire | Élevé |
| Agriculture | ★★★☆☆ | ★★★☆☆ | → | Cohérence normative | Moyen |
| Démocratie | ★★★★★ | ★★★★★ | ⬇️ | Légitimité populaire | Faible |
Ce n’est pas le miroir qui est brisé. C’est le cadre qu’il faut repenser.
L’Union européenne a les moyens d’être à la hauteur du siècle. Mais encore faut-il qu’elle ose devenir ce qu’elle prétend déjà être : une puissance politique, et pas seulement une promesse institutionnelle.
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