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ToggleI. Babylone, VIe siècle av. J.-C. : naissance d’un poème contre l’oubli
Les temples de Jérusalem ne sont plus que décombres. Un peuple exilé marche entre les briques vernissées de Babylone ; il écoute des récits qui ne sont pas les siens. Ici, les prêtres chaldéens psalmodient l’histoire de Marduk déchirant le corps de Tiamat pour en faire le monde, une cosmogonieRécit mythologique de la formation de l’univers. de domination et de sang, reflet de l’empire qui la porte.
Au milieu de ces voix étrangères, un scribe hébreu s’assied. La nuit descend sur les berges de l’Euphrate. Il taille un roseau, incline la lampe, et écrit une phrase qui bouscule tout ce qui l’entoure :
« Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. »
Aucun combat divin. Aucun monstre éventré. Aucun fracas originel. Une parole, une lumière, un ordre. L’univers n’est plus un champ de bataille, mais un espace voulu, ordonné, habitable.
Sans le savoir, cet homme tisse un fil qui traverse l’histoire. Car cette interrogation sur l’origine, d’où venons-nous ? pourquoi existons-nous ?, remonte bien plus loin que les premières écritures.
II. Avant Babylone : la longue préhistoire des récits du monde
La Genèse, ce texte biblique n’est que la pointe émergée d’une interrogation beaucoup plus ancienne. Des millénaires avant Babylone, bien avant l’écriture, les humains levaient déjà les yeux vers la voûte nocturne. Les premières communautés préhistoriques observaient la rotation du ciel, les cycles lunaires, les migrations animales, la mort et le retour des saisons. Les grottes ornées révèlent des motifs que certains chercheurs interprètent comme des représentations cosmiques, des spirales, des rythmes. Des préhistoriens comme André Leroi-Gourhan ont montré qu’il s’agissait de systèmes de pensée complexes, et d’autres, comme Alexander Marshack, ont identifié sur des objets des notations pouvant correspondre à des calendriers lunaires.
L’interrogation sur l’origine ne naît donc pas d’une révélation soudainement tombée sur une civilisation. Elle découle d’une expérience plus fondamentale : l’étonnement. Pourquoi la lumière revient-elle ? Pourquoi la vie recommence-t-elle ? Pourquoi la nuit existe-t-elle ?
Cette quête d’ordre face au chaos traverse toutes les civilisations. En Égypte ancienne, Râ émerge chaque matin de l’océan primordial Noun pour vaincre les ténèbres d’Apophis. Dans l’Inde védique, Vishnou dort sur les eaux cosmiques avant de créer l’univers par sa respiration. Les Grecs racontent comment Gaïa naît du Chaos originel pour enfanter la terre ordonnée. Même motif chez les peuples nordiques : Odin et ses frères façonnent le monde à partir du corps d’Ymir, géant du chaos.
Partout, la même structure : l’informe précède la forme, le désordre précède l’ordre. Ce que les humains redoutent, l’absence de sens, le retour du chaos, trouve sa réponse dans des récits qui transforment l’angoisse en espérance.
La Genèse s’inscrit dans cette longue chaîne d’efforts pour offrir un récit qui ordonne le monde et apaise la peur du désordre. Mais elle apporte sa nuance particulière : ni violence divine, ni sacrifice sanglant. Une parole suffit.
Mais revenons à ce scribe babylonien et à son choix des mots. Car tout commence par une question apparemment simple : que signifie vraiment un « jour » dans ce récit ?
III. Quand un « jour » n’est pas une journée
Le texte biblique utilise le mot hébreu yômMot hébreu pour ‘jour’, signifiant aussi ‘époque’. L’interprétation symbolique est ancienne : le Soleil n’étant créé qu’au 4e jour, les 3 premiers ‘jours’ ne peuvent pas être des journées solaires de 24h.. C’est cette « incohérence » apparente qui a poussé de très anciens commentateurs (bien avant la science moderne) à conclure que les « jours » de la Genèse ne devaient pas être compris comme une chronologie littérale de 24 heures, mais plutôt comme une structure littéraire ou des étapes symboliques de la création.
Les auteurs anciens le savaient. Saint Augustin affirmait que Dieu ne crée pas dans le temps, mais crée le temps lui-même. MaïmonidePhilosophe et théologien juif majeur du 12e siècle, qui cherchait à réconcilier la foi biblique et la raison philosophique (notamment dans son ‘Guide des Égarés’). voyait dans les sept jours des étapes pédagogiques pour l’esprit. Dans l’islam, le Coran évoque aussi une création en « six jours » et la structure en « sept cieux », manière d’exprimer l’ordre du cosmos davantage qu’une chronologie mesurée.
Autrement dit, aucune tradition abrahamique majeure ne confond vraiment ce récit avec un compte à rebours astronomique.
IV. L’âge du monde et les faits scientifiques
Cette convergence théologique n’empêche pas une tension moderne : que dit la science de ces questions d’origine ? Les données sont désormais incontestables.
Ce que nous savons aujourd’hui
- Âge de l’univers : environ 13,8 milliards d’années
- Âge de la Terre : environ 4,54 milliards d’années
- Apparition de la vie : environ 3,5 milliards d’années
- Apparition d’Homo sapiens : environ 300 000 ans
Ces données sont confirmées par la cosmologie, la géologie, la datation radiométrique, la biologie évolutive et la génétique. Elles excluent toute lecture littérale des sept jours.
Face à ces certitudes scientifiques, comment expliquer la persistance de lectures littérales ? La réponse dépasse largement le domaine religieux.
V. La tension contemporaine : science, croyances et identités
Malgré ces connaissances, le créationnisme littéral persiste. Dans plusieurs pays, notamment les États-Unis, il représente un marqueur identitaire plus qu’une conviction théologique. Adhérer à une création en 6,000 ans, ce n’est pas seulement croire un récit, c’est affirmer une appartenance, résister à une modernité perçue comme menaçante.
La dynamique est visible ailleurs. Dans certaines écoles privées françaises, le récit scientifique reste parfois remis en cause. Dans plusieurs pays d’Afrique francophone ou anglophone, des controverses opposent enseignants de sciences et mouvements religieux qui refusent l’évolution.
Le débat ne porte plus sur l’âge de la Terre. Il porte sur la confiance accordée à la science, sur la manière d’éduquer, sur la place du religieux dans l’espace public. Le créationnisme devient un symptôme social, non une alternative scientifique.
Mais au-delà de ces polémiques contemporaines, que révèle vraiment le texte originel quand on l’écoute pour lui-même ?
VI. Ce que disent vraiment les sept jours
Si l’on s’écarte de la question de la durée, le récit retrouve sa force. Et ce qu’il révèle n’est pas sans écho dans d’autres traditions.
La réalité matérielle est bonne
Il affirme que la réalité matérielle n’est pas mauvaise. Chaque étape de la création est validée par deux refrains puissants : d’abord, la parole se réalise (« Et ce fut ainsi »), puis elle est qualifiée positivement (« Dieu vit que cela était bon »). C’est une révolution silencieuse dans un monde où, souvent, la matière était tenue pour imparfaite ou corrompue. Les gnostiquesCourants de pensée religieux des premiers siècles qui considéraient le monde matériel comme mauvais, créé par un dieu inférieur, par opposition au monde spirituel. rejetteront cette vision.
Le temps comme un chemin
Il affirme que le temps n’est pas un cercle sans issue, mais un chemin. Cette idée linéaire du temps façonne toute la culture occidentale. Elle permet de penser le progrès, l’histoire, l’irréversibilité. Là où les cosmologies grecques ou indiennes privilégient souvent les cycles éternels, la Genèse invente l’histoire comme mouvement orienté.
La dignité du repos
Il affirme que le repos a une dignité égale au travail. Le sabbat n’est pas un luxe mais un principe anthropologique. Dans une société où le travail pouvait être synonyme d’asservissement, sanctifier un jour de repos constituait une rupture. Le monde n’est pas survivable sans limites, sans respiration, sans gratuité.
L’intention pacifique
Enfin, il affirme que l’univers ne naît pas d’un combat, mais d’une intention. Contrairement aux théogoniesRécits mythologiques qui racontent la naissance des dieux et leurs généalogies. grecques (Titans contre Olympiens) ou nordiques (guerre des Ases), la création biblique **s’accomplit sans violence fondatrice**. Cette vision trouve des échos dans le bouddhisme tardif, ou dans certaines traditions amérindiennes où la Terre-Mère enfante sans douleur.
On peut discuter cette intention, la penser, la contester. Mais elle donne forme à ce que l’on pourrait appeler une confiance première dans le fait que l’être a du sens.
Cette affirmation de sens se heurte pourtant à une question fondamentale que la modernité a rendue plus aiguë.
VII. Ce que la science ne peut dire
La science raconte admirablement comment les choses se sont transformées. Elle décrit la naissance des étoiles, la dérive des continents, l’évolution des espèces. Elle éclaire les enchaînements, les lois, les mutations.
Mais la question qui subsiste au bout du raisonnement reste d’une simplicité vertigineuse : pourquoi y a-t-il quelque chose et non rien ?
La science ne répond pas à cette question parce qu’elle n’est pas conçue pour y répondre. Ce n’est pas une limite. C’est son cadre.
Les récits religieux, eux, proposent une réponse. Pas une preuve, pas une démonstration, mais une position. Ils disent que l’existence n’est pas arbitraire, qu’elle procède d’un vouloir. On peut adhérer à cette réponse ou non, mais elle pose un horizon que la science n’aborde pas.
Cette distinction, bien qu’éclairante, n’évite pas toutes les zones de friction. Certaines découvertes scientifiques interrogent nos cadres de sens, de même que certaines intuitions religieuses influencent nos hypothèses de recherche.
Nous voici donc face à une situation particulière : deux approches du réel qui semblent s’ignorer mais qui, en réalité, se complètent.
VIII. Deux récits, deux langages, un même respect
Nous avons donc deux récits, deux langages, un même respect face à l’existence. L’un est né dans l’exil, sous les murailles de Babylone. L’autre est né dans les observatoires et les laboratoires.
Ils ne vivent pas au même étage de notre rapport au réel. L’un donne du sens, l’autre donne des explications. L’un apaise la peur de l’informe, l’autre dévoile l’immensité du cosmos.
La question n’est pas de choisir, mais de comprendre qu’ils répondent à deux formes de curiosité humaine. L’aspiration à comprendre et l’aspiration à interpréter. La lucidité scientifique et l’espérance symbolique.
Cette complémentarité nous ramène à l’essentiel : non pas résoudre le mystère de l’origine, mais apprendre à l’habiter.
IX. Une conclusion qui laisse respirer
Alors, le monde a-t-il été créé en sept jours ? Ce n’est pas la bonne question. Ce récit ne demande pas d’être vérifié. Il demande d’être médité.
Il nous rappelle que, depuis la préhistoire, les humains cherchent à se situer dans un monde trop vaste pour eux. Il nous dit que notre capacité d’étonnement est plus ancienne que nos religions, plus ancienne que nos sciences. Il nous accompagne encore, parce qu’il donne un cadre pour habiter le temps, non pour le mesurer.
Et si une seule vérité devait demeurer, ce serait peut-être celle-ci : l’univers n’a pas besoin d’être créé en une semaine pour que sa présence nous bouleverse.
Nous sommes des êtres fragiles dans un cosmos immense, mais capables de comprendre une part de sa logique et de rêver son origine.
C’est peut-être cela, au fond, le véritable héritage des sept jours.
Ce qu’il faut retenir :
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