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ToggleLisbonne, l'antichambre de l'enfer :
la tuerie pascale de 1506
Une lumière. Un miracle. Un doute. C’est tout ce qu’il a fallu pour que Lisbonne, en pleine célébration de la résurrection du Christ, se transforme en théâtre de mort ce 19 avril 1506. En quelques heures, les encens se sont mêlés aux cris, les oranges amères aux relents de chair brûlée. Une ville ivre de Dieu a sacrifié plusieurs milliers de « nouveaux chrétiens », comme on saigne des agneaux en silence. Pendant trois jours, l’enfer n’était plus une promesse : il avait une adresse. Et l’Histoire, elle, s’est tue, trop longtemps. Alors, en cette semaine de Pâques, je vous invite à entrouvrir cette page scellée. Préparez-vous à un voyage douloureux dans les méandres de la folie humaine. Car c’est bien de folie qu’il s’agit.
L’échiquier du désastre : contexte politique et social
Le Portugal à l’aube du XVIe siècle : splendeur et tensions
Lisbonne au début du XVIe siècle est une perle étincelante. Port mondial incontournable, capitale d’un empire naissant aux ambitions démesurées, elle vibre au rythme des langues venues des quatre coins du monde. Dans ses ruelles résonne le cliquetis de l’or africain, tandis que les parfums enivrants des épices orientales embaument ses marchés. Carrefour des civilisations où convergent richesses et savoirs, Lisbonne s’impose comme le cœur battant d’un Portugal conquérant, point névralgique d’un réseau commercial qui s’étend désormais jusqu’aux confins de la terre connue. Vasco de Gama a ouvert la route des Indes quelques années plus tôt. Les caravelles du roi Manuel 1er (r. 1495-1521) tracent leur sillage vers les confins du globe. L’Europe s’enivre de sa puissance nouvelle
Mais ce Portugal n’est pas seulement le pays des grandes découvertes maritimes. C’est aussi une nation où la croix et l’épée se sont entrelacées pendant des siècles, où la foi catholique s’est forgée dans le creuset des luttes contre les Maures. La Reconquista, achevée en 1492 avec la chute de Grenade, a laissé un héritage complexe : un peuple fier, mais souvent soupçonneux à l’égard de ceux qui ne partagent pas sa foi.
Les « nouveaux chrétiens » : conversion forcée et suspicion permanente
Cette même année 1492, les Rois Catholiques d’Espagne, Ferdinand et Isabelle, décrètent l’expulsion des Juifs de leurs royaumes. Près de 93,000 Juifs trouvent refuge au Portugal. Mais cette hospitalité sera de courte durée.
Au Portugal comme ailleurs en Europe, les Juifs étaient contraints de porter des signes distinctifs visibles dont la forme et la couleur variaient selon les règnes – étoiles, insignes ou chapeaux de couleur jaune ou rouge selon les époques. Ces marqueurs, associés à leur confinement dans des quartiers spécifiques, renforçaient leur statut d’étrangers.
Évolution des signes distinctifs imposés aux Juifs portugais
| Période | Monarque | Type de signe distinctif | Application |
|---|---|---|---|
| 1325-1357 | Alphonse IV | Pancarte jaune sur le chapeau | Premier insigne officiel imposé aux Juifs portugais |
| 1357-1361 | Pierre Ier | Réduction des contraintes | L’obligation d’utiliser un signe distinctif était très limitée, et le roi s’en montrait fier. |
| 1384-1433 | Jean Ier | Insignes rouges à six pointes (hauteur de poitrine) | Politique rigide avec sanctions sévères pour non-conformité |
| 1429 | Jean Ier | Précision: insignes rouges de la taille d’un « timbre rond » | Durcissement face aux tentatives de dissimuler les insignes |
| 1438-1481 | Alphonse V | Maintien des insignes avec exemptions | Exemptions pour les Juifs au service de la Cour |
| XVIe siècle | Philippe II | Remplacement par un insigne jaune ou chapeau rouge | Modification après l’établissement de l’Inquisition |
Fin 1496, pris entre l’Espagne et sa volonté d’épouser la princesse catholique des Asturies, Isabelle, Manuel 1er ordonne la conversion forcée des Juifs portugais. Contrairement à l’Inquisition espagnole, il ne laisse aucune échappatoire : les enfants sont baptisés de force et les ports sont bloqués rendant l’exil presque impossible. Plus de 90% de cette communauté millénaire se retrouve ainsi contrainte au baptême, devenant des « nouveaux chrétiens » ou « conversos », parfois appelés « marranes » — un terme insultant. Finalement, l’État portugais a choisi ses Juifs comme monnaie d’échange sur l’autel de l’alliance hispanique. Ces « nouveaux chrétiens » deviennent les suspects parfaits de toutes les tensions sociales, les parias officiels d’une société obsédée par la pureté religieuse.
La triple catastrophe : le terreau du désastre
À l’automne 1505, une série de catastrophes s’abat sur Lisbonne. La sécheresse s’installe, puis vient la famine. Et comme si cela ne suffisait pas, la peste noire, ce fléau médiéval qu’on croyait oublié, fait son terrible retour. Dès janvier 1506, on compte plus de 130 morts quotidiens. Le roi et la cour quittent la ville pour Abrantes, abandonnant Lisbonne à son sort. Dans cette ville livrée à elle-même, le peuple, affamé et terrifié, cherche des coupables à sacrifier sur l’autel de sa peur. Les institutions vacillent. C’est dans ce vide de pouvoir que le fanatisme trouve son terreau idéal, préparant le terrain pour ce qui allait devenir l’un des pires massacres de l’histoire portugaise. On jalouse la communauté juive pour sa réussite économique. On l’ accuse de tout.
L'étincelle fatale : du miracle au carnage
Le funeste dimanche de Pâques
19 avril 1506. Dans l’église dominicaine de São Domingos, bondée pour la messe pascale, certains fidèles affirment voir la face du Christ s’illuminer sur l’autel. L’assemblée, déjà éprouvée par les catastrophes récentes, y voit un signe divin, une lueur d’espoir dans la tourmente.
C’est alors qu’un converso, Diogo Lopes, commet l’irréparable. Sceptique ou simplement rationnel, il ose suggérer qu’il s’agit d’un simple reflet. « Ce n’est pas un miracle, » dit-il, « ce n’est qu’un effet de lumière naturelle. »
Ces mots déclenchent l’enfer. La foule bascule instantanément dans la fureur. Lopes est traîné hors de l’église, battu à mort, puis son corps est brûlé sur un bûcher improvisé.
Les prédicateurs de la mort
Les frères dominicains, loin de calmer les esprits, attisent la violence. Crucifix à la main, ils parcourent les rues en hurlant « Hereges! » (Hérétiques!) et « Morte aos judeus! » (Mort aux juifs!). Leur promesse d’absolution — « Ceux qui tuent des hérétiques seront absous pendant cent jours! » — transforme le meurtre en acte de piété.
La foule s’organise en bandes meurtrières, rejointes par des marins étrangers. Pendant trois jours, Lisbonne devient un abattoir humain.
Trois jours de barbarie méthodique
La mécanique du massacre
Du 19 au 21 avril, la chasse est ouverte. Aucun refuge n’est sûr — ni les maisons, ni les couvents. Hommes, femmes, enfants… nul n’est épargné. Les méthodes sont d’une cruauté méthodique : enfants jetés dans les flammes, femmes violées puis éventrées, victimes défenestrées ou égorgées avant d’être brûlées sur des bûchers improvisés. Le Rossio, grande place de Lisbonne, devient le théâtre principal de cette horreur. « On les jetait comme des bêtes, » écrira un témoin. Les cadavres s’amoncellent tandis que la foule, comme possédée, poursuit sa sinistre besogne.Une violence orchestrée
Le caractère méthodique du carnage pose question. Des nobles ferment les yeux, les gardes royaux sont absents. Certains dénoncent leurs voisins pour s’approprier leurs biens. D’autres contemplent les bûchers avec ferveur. L’historien Alexandre Herculano résumera plus tard cette alliance mortelle :« La fureur du fanatisme s’alliait à la cupidité pour les pousser au crime. »La religion devient le masque commode de la prédation économique et sociale.
Le réveil brutal
Justice et châtiments
Le quatrième jour, l’ordre est finalement rétabli par les troupes royales. Le bilan est effroyable : entre 2,000 et 4,000 morts selon les estimations.
Manuel 1er, horrifié, ordonne des châtiments exemplaires. Les deux moines dominicains instigateurs sont défroqués puis exécutés. Une cinquantaine de participants sont pendus, tandis que les marins étrangers s’échappent sur leurs navires. Le couvent de São Domingos est fermé pendant huit ans.
La ville elle-même est sanctionnée, perdant ses privilèges politiques et son siège au Conseil de la Couronne — punition collective qui souligne la responsabilité partagée de cette violence.
L’effondrement d’une puissance naissante
En quelques jours sanglants, le Portugal bascule d’une terre de relative tolérance à un théâtre de barbarie, ébranlant profondément sa position européenne.
L’Europe commerçante perçoit immédiatement cette violence comme un signe de faiblesse. Les réseaux commerciaux des conversos, démantelés brutalement, créent un vide que les puissances rivales s’empressent de combler.
Paradoxalement, ce pogrom précipite l’affaiblissement économique que redoutaient ses instigateurs. Amsterdam, Bordeaux, Livourne et Salonique s’enrichissent de cette diaspora forcée, héritant de leurs capitaux, talents et connexions. Ces « nouveaux chrétiens » constituaient l’épine dorsale de l’économie portugaise : banquiers finançant les expéditions maritimes, médecins formés aux meilleures universités, artisans qualifiés, commerçants disposant de réseaux internationaux.
La dynamique de pouvoir bascule vers l’Espagne. Jean III (r. 1521-1557) cède en 1536 à l’établissement de l’Inquisition portugaise qui perdurera jusqu’en 1821 et préfigurant l’union des couronnes de 1580. Ce qui n’était qu’explosion populaire devient alors politique d’État.
Lisbonne, privée de son élite, perd son âme cosmopolite. Le massacre n’a pas seulement tué des hommes, mais aussi compromis l’indépendance et la prospérité d’un royaume
Les échos du silence : mémoire et leçons
L’oubli organisé
Après la tuerie, un rideau de plomb tombe sur l’affaire. Aucun monument, aucun deuil national. On efface les traces, on nettoie les pavés. Le silence devient stratégie d’État.
Il faudra attendre cinq siècles pour qu’en 2008, une stèle soit érigée sur la place São Domingos, avec cette inscription sobre : « En mémoire des milliers de Juifs victimes de l’intolérance et du fanatisme religieux, tués dans le massacre de 1506. »
Au-delà du Portugal : un mécanisme universel
Cet épisode sanglant nous rappelle la fragilité de notre vernis civilisationnel. Trois jours ont suffi pour transformer une ville prospère en théâtre de barbarie.
Le mécanisme à l’œuvre — ce que Pierre-André Taguieff nomme « la production sociale de l’ennemi intérieur » — transcende les époques et les géographies. Une communauté minoritaire, intégrée mais jamais pleinement acceptée, devient le réceptacle des angoisses sociales. Sa réussite, loin de la protéger, attise les jalousies. La catastrophe survient quand les élites intellectuelles ou religieuses légitiment cette haine.
La vigilance comme héritage
Le film « 1506 », projeté en 2024 pour le 518e anniversaire du massacre, a récemment ravivé l’attention sur cet épisode. Comme l’a souligné Gabriel Senderowicz, président de la communauté juive de Porto :
« Connaître le massacre de 1506, c’est comprendre les mécanismes à l’œuvre dans d’autres tragédies antisémites de l’histoire. »
La prochaine fois que vous marcherez dans les ruelles de Lisbonne, prenez un instant pour écouter le murmure des pierres. Elles vous parleront peut-être de cette journée où la lumière d’un crucifix a aveuglé des milliers d’hommes. La mémoire de Lisbonne 1506 n’est pas une simple commémoration. Elle est un rappel que la tolérance reste fragile, exigeant une vigilance de chaque instant.
Chronologie
5e-6e siècles –
Premières preuves archéologiques significatives de présence juive au Portugal, notamment des inscriptions funéraires hébraïques dans le sud du pays.
1211 –
Premières lois discriminatoires sous Alphonse II : obligation pour les Juifs de payer un impôt spécial (20% de leurs revenus) et premières restrictions professionnelles.
1325-1357 –
Règne d’Alphonse IV : introduction du premier insigne distinctif obligatoire pour les Juifs (pancarte jaune sur le chapeau).
1383 –
Les Juifs de Lisbonne sont protégés par le roi durant une émeute populaire, démontrant leur statut ambivalent de « propriété royale ».
1492 –
Expulsion des Juifs d’Espagne par les Rois Catholiques : entre 50,000 et 100,000 Juifs espagnols selon les sources trouvent refuge au Portugal, moyennant une taxe de 8 cruzados d’or par personne (somme considérable équivalant à plusieurs mois de salaire d’un artisan). Ce droit d’entrée était réduit à 4 cruzados pour les artisans qualifiés, et la permission de séjour initialement limitée à huit mois.
1496 Décembre –
Manuel Ier promulgue l’édit d’expulsion des Juifs et Musulmans du Portugal, leur donnant jusqu’à octobre 1497 pour quitter le pays.
1497 Mars-Octobre –
Conversion forcée : au lieu de permettre leur départ, Manuel Ier ordonne le baptême forcé des enfants juifs, puis des adultes, transformant presque toute la communauté en « nouveaux chrétiens ».
1506 Avril 19-21 –
Massacre de Lisbonne : pogrom durant lequel entre 2,000 et 4,000 « nouveaux chrétiens » sont massacrés par la population avec l’encouragement de moines dominicains.
1536 –
Établissement officiel de l’Inquisition portugaise sous Jean III, avec pour cible principale les « judaïsants » (nouveaux chrétiens soupçonnés de pratiquer secrètement le judaïsme).
1773 –
Réforme pombaline : le marquis de Pombal abolit la distinction légale entre « nouveaux chrétiens » et « vieux chrétiens », mettant fin à près de trois siècles de discrimination institutionnalisée.
1821 –
Abolition définitive de l’Inquisition portugaise ; suivie du retour progressif de Juifs au Portugal et de la construction de la première synagogue moderne à Lisbonne en 1902 (Shaare Tikvah).
2015 –
Adoption de la loi permettant aux descendants des Juifs séfarades expulsés de demander la nationalité portugaise, mesure de réparation historique cinq siècles après les persécutions. Aujourd’hui, la communauté juive au Portugal compte environ 3,000 à 5,000 personnes, principalement concentrées à Lisbonne et Porto.
Ce qu'il faut retenir
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Lisbonne, avril 1506 : une ville florissante sombre en trois jours dans un massacre déclenché par un “miracle” contesté.
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Les “nouveaux chrétiens”, juifs convertis de force, deviennent les boucs émissaires d’une société rongée par la peur. Victimes désignées de la peste, de la crise économique et du fanatisme, ils incarnent l’ennemi intérieur idéal.
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Le pouvoir politique reste passif pendant le carnage, tandis que le clergé attise la haine au nom de la foi. Les dominicains promettent l’absolution aux tueurs.
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Le massacre entraîne l’exil massif des conversos et provoque un affaiblissement durable du Portugal. Médecins, commerçants, intellectuels fuient le pays, emportant compétences et capitaux vers des rivales comme Amsterdam.
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Il faudra cinq siècles pour que le pays reconnaisse officiellement ce crime dans l’espace public. Ce n’est qu’en 2008 qu’une stèle est installée à Lisbonne, rompant enfin avec un silence d’État prolongé.
Vidéo
Pour en savoir plus
Le temps des Juifs au Portugal par la revue Morasha
Pogrom de quoi s’agit-il ? sur mon site SAPERE
Détail de la population juive dans le monde estimée autour de 15 à 16 millions en 2022, dont 6 millions aux Etats-Unis d’Amérique.
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