Loi Duplomb : une démocratie sous traitement chimique

Dans son exploitation de 35 hectares près de Reims, Sylvain regarde ses betteraves jaunir sous l’attaque des pucerons. À 200 kilomètres de là, ses homologues allemands voient leurs champs verdoyer, protégés par l’acétamipride que la France s’interdit d’utiliser. « Les betteraviers allemands nous regardent, morts de rire, mourir à petit feu », résume un producteur dans l’Aisne. Sylvain fait partie de ces agriculteurs pour qui la loi du sénateur Laurent Duplomb, lui-même éleveur laitier, représente une bouée de sauvetage.

Adoptée à la majorité le 8 juillet 2025, par une méthode inhabituelle de motion de rejet proposée par son propre auteur, cette loi a néanmoins suscité des critiques : de nombreux scientifiques et citoyens mobilisés estiment que le débat parlementaire a été écourté, réduisant l’examen des alertes et des attentes de la société.

Pour les défenseurs de la loi Duplomb, cette mesure est présentée comme une nécessité vitale. Ils arguent que sans l’acétamipride, la filière betteravière française, déjà sous forte pression, ferait face à un risque de pénurie de sucre et une dépendance accrue aux importations.

Résultats du vote : Loi Duplomb

Résultats globaux

316
Voix POUR
223
Voix CONTRE
25
Abstentions
564
Députés ont participé

Mais ce vote cache une réalité plus complexe. Car pendant que les députés débattaient dans l’hémicycle, dehors, la France se mobilisait à une échelle historique.

Le mépris citoyen, paravent d’un pouvoir acculé

En effet au même moment, 1,5 million de citoyens (à la date du 21 juillet), dont votre serviteur, signent une pétition demandant l’abrogation de cette loi. C’est du jamais-vu dans l’histoire de la Ve République. Quand une loi autorise l’usage renforcé d’un pesticide suspecté d’être toxique pour la santé humaine, les abeilles, les nappes phréatiques et que la contestation citoyenne est disqualifiée comme « incompétente », ce n’est pas seulement une crise environnementale qu’on traverse. C’est une crise démocratique.

« Sans solutions efficaces, vous condamnez des milliers d’exploitations familiales » affirment certains syndicats agricoles, soulignant les difficultés économiques de la transition. Et les déclarations excessives des défenseurs de la loi se multiplient :



“Ce sont des citadins déconnectés”, “Ils ne comprennent rien à l’agriculture”, “Laissons les vrais experts décider”.
D’autres comparent la mobilisation citoyenne à un caprice :
“Si l’on me demande, il y a la fermeture d’un hôpital demain, je ne vais pas me prononcer, je ne vais pas signer parce que je ne suis pas compétent.”

La une du journal l'Opinion en date du 22 Juillet 2025

Mais cette rhétorique simpliste ou élitiste masque un glissement préoccupant. Ce n’est pas l’agriculture qu’on protège : c’est un modèle agro-industriel verrouillé par les intérêts de l’amont. Le discours prétend défendre « ceux qui nourrissent la France », mais en réalité il protège ceux qui conçoivent les intrants : firmes agrochimiques, semenciers, coopératives intégrées, réseaux de lobbying.


Le poids économique réel de l’agro-industrie en France

SecteurChiffre d’affaires 2023Emplois directsPart du PIB
Agrochimie (pesticides, engrais)7-9 Md €12,000-15,0000,25%
Semenciers (recherche + vente)3-4 Md €9,000-11,0000,12%
Coopératives intégrées85-95 Md €120,000-150,0003%
TOTAL CUMULÉ95-110 Md €150,000-170,0003,5-4%

Source : INSEE, FNSEA, UIPP, rapports sectoriels 2022-2024

L’agriculteur, lui, est souvent captif de ce système qui lui laisse peu de marge de manœuvre. Ces acteurs organisent toute la chaîne de valeur agricole et contrôlent les filières d’approvisionnement de 2/3 des agriculteurs via contrats, semences, crédit et équipements.

Rapport de force : agriculteurs vs système

Aspect Situation actuelle Dépendance
Fourniture semences 70% achetées aux groupes privés Forte
Accès intrants Crédits + engrais + pesticides groupés Très forte
Orientation technique Chambres agriculture + coopératives Totale
Pouvoir négociation Prix/variétés/volumes imposés Très faible

Certes, la dépendance aux intrants n’est pas qu’un choix individuel ; elle relève aussi de pressions économiques et de la concurrence internationale. L’exercice politique, ici, consiste moins à trancher radicalement qu’à arbitrer entre plusieurs risques : environnemental, social, et stratégique.

Sauf que cette vision binaire—pesticides ou faillite—repose sur un mensonge par omission. Un mensonge que même une étudiante de 23 ans a su démonter.

Les alternatives crédibles existent pourtant…

Éléonore Pattery, l’étudiante de 23 ans qui a lancé la pétition historique, se présente comme « future professionnelle de la santé environnementale ». Derrière l’invocation constante de la « technicité » se dissimule une vérité plus dérangeante : les alternatives crédibles aux pesticides existent, parfois depuis plusieurs décennies.

Les alternatives aux pesticides : entre science, oubli et sabotage

Depuis quand ?

Les premières méthodes de biocontrôle sont étudiées depuis les années 1970, validées scientifiquement dans les années 1990, et officiellement reconnues dans le droit français dès 2006.

Le chiffre qui dérange : 97% d’alternatives disponibles

En 2018, une analyse complète réalisée par des chercheurs de l’ANSES et de l’INRA a passé au crible tous les usages de néonicotinoïdes en France :

  • Usages analysés : 152 usages
  • Alternatives trouvées : 148 solutions
  • Impasses réelles : 4 cas seulement
  • Taux de solutions : 97%

Les 4 impasses identifiées : mouche des grains de maïs, mouche de la framboise, pucerons du navet, scolytes du cerisier

Principales alternatives crédibles aujourd’hui

Alternative Description Exemple / Bénéfice
Biocontrôle Agents vivants (champignons, bactéries, insectes) 80% de réduction des attaques de pucerons sur betterave
Agroécologie Renforcement des écosystèmes Prévention naturelle des déséquilibres
Diversification culturale Réduction des monocultures Limitation naturelle des ravageurs
Rotations longues Semis sous couvert Rupture des cycles de parasites
Semences rustiques Variétés résistantes aux stress Indépendance aux intrants
Traitements mécaniques Désherbage vapeur, robotique Zéro résidu chimique

📉 Et pourtant…

Malgré l’existence et la validation scientifique de nombreuses alternatives, leur déploiement se heurte à des obstacles politiques et économiques majeurs. Comme le soulignait Marc Fesneau, en février 2024, justifiant le gel du plan Écophyto II+ : « Si on veut éviter que les agriculteurs arrêtent demain, il faut des règles compréhensibles et réalistes. » Cette déclaration illustre la tension entre impératifs écologiques et contraintes perçues par le monde agricole, se traduisant par des freins concrets :

Obstacle Réalité 2024

Financement

Plan Écophyto II+ gelé en février 2024 (gouvernement Attal/Fesneau)

Homologation

Produits de biocontrôle : 2-3x plus lents qu’un pesticide de synthèse

Budget public

Soutien aux alternatives < 5% du budget agrichimie (PAC + BPI)

Ce que révèlent les chiffres sur l’acétamipride

Face à ce blocage systémique des solutions, retournons aux faits bruts. Car si l’on veut comprendre l’ampleur du déni, il faut regarder en face ce que révèlent vraiment les données sur l’acétamipride.

Les chiffres concernant l’acétamipride, molécule au cœur des débats, sont particulièrement éloquents et soulignent les risques majeurs associés à son utilisation. Ils mettent en lumière les préoccupations des scientifiques et des citoyens face à ses effets potentiels sur la biodiversité et la santé.

Impact sanitaire et environnemental : les chiffres qui dérangent

  • Toxicité pour les abeilles : 10 microgrammes suffisent à tuer 50% d’une colonie en 48 heures (CNRS 2024)
  • Persistance environnementale : 420 jours nécessaires pour que la molécule disparaisse de moitié dans l’eau (EFSA 2024)
  • Contamination humaine : 25% des nouveau-nés japonais présentent des dérivés d’acétamipride dans leurs urines (Étude hôpital Japon 2019)
  • Risques neurodéveloppementaux : L’EFSA recommande de diviser par 5 les doses journalières admissibles (Avis EFSA 2024)

Une Europe très attentiste face aux pesticides

L’acétamipride cristallise les contradictions européennes. Tandis que l’EFSA (Autorité européenne de sécurité des aliments) prépare un réexamen de cette molécule pour fin 2025 – avec un avis sur son éventuelle interdiction partielle, la France anticipe en l’autorisant à nouveau. Ce signal politique est lourd : plutôt que de prendre les devants en favorisant la sortie des pesticides, le gouvernement s’aligne sur l’agrochimie avant même que l’Europe ne statue.

Le grand écart européen

Pays Position sur l’acétamipride Stratégie
France Interdit depuis 2018, réautorisé en 2025 Volte-face sous pression
Allemagne Autorisé et largement utilisé Statu quo pro-industrie
Italie Autorisé pour noisettes Usage ciblé
Europe (EFSA) Révision en cours, verdict fin 2025 Attentisme

Si l’acétamipride est utilisé conformément aux conditions réglementaires, nous estimons qu’il ne pose pas de problème.

maintient pourtant une porte-parole de la Commission européenne.

Ce décalage entre alertes scientifiques et positions officielles alimente la méfiance citoyenne. Le modèle reste le même : produire vite, standardisé, avec un rendement maximal par hectare — quitte à sacrifier les sols, les pollinisateurs et les équilibres écologiques. Ce constat pose une question vertigineuse : comment expliquer qu’avec 97% d’alternatives disponibles et des risques sanitaires documentés, nous en soyons encore là ? La réponse tient en un mot : verrouillage.

Le verrouillage systémique des alternatives

Pourquoi ne pas déployer massivement ces solutions documentées ? Parce qu’elles impliqueraient de repenser un système entier, de rompre avec la dépendance aux molécules chimiques, et de redistribuer le pouvoir économique dans la chaîne agricole. Certaines entreprises chargées de sélectionner les variétés de betteraves résistantes sont les mêmes qui vendent les semences enrobées de néonicotinoïdes.

Cette réalité souligne la nécessité d’une ‘transition juste’, où l’accompagnement des agriculteurs et la sécurisation de leurs revenus sont aussi cruciaux que l’impératif écologique. C’est précisément cette lucidité qui anime les 1,5 million de signataires. Loin d’être des « citadins déconnectés », ils ont saisi ce que les élites refusent d’admettre : le roi est nu.

La pétition : rationnelle, informée, légitime

Réduire cette mobilisation à un effet de mode numérique, à un coup des ONG, ou à une manipulation de la gauche radicale, c’est mépriser une population qui comprend parfaitement les enjeux : préserver les abeilles, la qualité de l’eau, la santé des enfants, la souveraineté alimentaire sur le long terme.

Laurent Duplomb a dénoncé une pétition « instrumentalisée », mais la diversité des soutiens  témoigne d’une préoccupation qui dépasse les clivages traditionnels. Est-ce vraiment « simpliste » d’exiger des alternatives crédibles à des molécules toxiques, quand des décennies de recherche et d’alertes scientifiques plaident pour cette transition ? 

Dans les champs de Sylvain, près de Reims, la question n’est plus de savoir si l’acétamipride est dangereux – les études l’attestent. Elle n’est plus de savoir si des alternatives existent – elles sont documentées. La vraie question est politique : pourquoi ces alternatives ne sont-elles pas déployées à la hauteur des enjeux ? La défiance citoyenne ne vient pas de l’ignorance, mais de la lucidité. Les citoyens perçoivent que les choix politiques sont de plus en plus influencés par des groupes d’intérêts, et de moins en moins par l’intérêt général.

Mais critiquer ne suffit plus. Il faut maintenant construire. Car si la mobilisation citoyenne a eu le mérite d’exposer les contradictions du système, elle doit aussi proposer la voie de sortie.

Vers des solutions concrètes pour une transition juste

Face à cette crise démocratique et environnementale, des mesures concrètes et audacieuses sont nécessaires pour organiser une transition agricole qui protège à la fois la santé, l’environnement et les agriculteurs. J’en imagine au moins trois.

Problème identifié Mesure concrète proposée
Blocages réglementaires Instaurer une procédure accélérée d’homologation pour les solutions de biocontrôle déjà validées à l’étranger.
Fragilité économique des agriculteurs Lancement d’un fonds d’indemnisation temporaire financé par l’État et l’UE, pour sécuriser le revenu lors de la transition.
Manque de données transparentes Obligation de publication annuelle des doses de pesticides par filière, avec analyse indépendante pour éclairer les décisions publiques et citoyennes.

Ces mesures techniques, aussi nécessaires soient-elles, ne règlent qu’une partie du problème. Car au fond, la loi Duplomb révèle quelque chose de plus profond : une crise de la représentation démocratique elle-même.

🔚 Au-delà du symptôme : repenser la souveraineté démocratique

La loi Duplomb n’est qu’un révélateur. Elle expose un système où les décisions techniques cachent des choix politiques majeurs, où l’expertise sert de paravent à l’influence, où la « compétence » devient l’alibi de l’exclusion citoyenne. L’enjeu dépasse largement l’acétamipride. Il interroge notre conception de la démocratie : qui décide de ce que nous mangeons, buvons, respirons ? Comment concilier expertise et souveraineté populaire ? Peut-on encore prétendre défendre l’intérêt général en disqualifiant systématiquement l’expression citoyenne ? 1,5 million de signatures ne demandent pas seulement l’abrogation d’une loi. Elles exigent un changement de méthode politique : que les choix de société soient débattus démocratiquement, que les alternatives soient financées à la hauteur des enjeux, que l’État cesse de subventionner la dépendance pour enfin organiser l’autonomie. La transition écologique ne se fera pas sans les citoyens. La loi Duplomb vient de nous le rappeler – à nos dépens.

Chronologie – L’agriculture française face aux pesticides : les grandes dates

Avant 1945 – Une agriculture sans pesticides de synthèse

Avant la Seconde Guerre mondiale, l’agriculture française s’appuyait principalement sur des méthodes traditionnelles pour protéger les cultures. On utilisait des substances naturelles comme le soufre ou la bouillie bordelaise, et la lutte contre les parasites relevait souvent du travail manuel et des rotations de cultures. C’était une agriculture où les interventions chimiques étaient rares et limitées.


1945–1970 – L’ère des « miracles » chimiques et l’intensification

L’après-guerre marque un tournant majeur. En 1945, avec la fin du conflit, le DDT (dichlorodiphényltrichloroéthane) est introduit massivement en France, symbolisant le début de l’utilisation généralisée des pesticides de synthèse. Dans les années 1950, ces produits (organochlorés, organophosphorés, carbamates) se diffusent rapidement, perçus comme des solutions miracles pour augmenter les rendements et assurer la sécurité alimentaire.

En 1961, un premier pas vers l’encadrement est fait avec la création du Catalogue officiel des produits phytosanitaires. L’année suivante, l’ouvrage Silent Spring de Rachel Carson alerte sur les dangers environnementaux des pesticides, semant les premières graines d’une prise de conscience internationale.


1970–1990 – Premiers doutes, premiers encadrements légaux

Les années 70 voient les premiers signes d’une régulation plus stricte. En 1972, le DDT est interdit en France, une décision majeure reflétant les préoccupations environnementales et sanitaires croissantes. La loi de 1979 sur les substances vénéneuses pose les bases d’un cadre légal spécifique aux pesticides.

En 1986, la Directive européenne 86/362/CEE établit des limites maximales de résidus dans les denrées alimentaires. En 1987, la France crée la Commission des toxiques, institutionnalisant l’évaluation des risques sanitaires.


1990–2007 – Crises sanitaires et mobilisation sociale

Les inquiétudes s’intensifient, notamment autour des pollinisateurs. En 1996, plusieurs insecticides, comme le Gaucho (à base d’imidaclopride), sont interdits après avoir été soupçonnés de décimer les abeilles. Cette crise déclenche, dès 1999, les premières actions des apiculteurs contre les néonicotinoïdes.

Les interdictions se succèdent : en 2001, le Gaucho est banni pour le tournesol, puis en 2004 pour le maïs. Ces décisions, bien que saluées par les apiculteurs, créent de fortes tensions avec les agriculteurs. En 2007, le gouvernement lance le plan interministériel Écophyto, visant à réduire l’usage des pesticides.


2008–2022 – De la régulation à la contestation et aux nouveaux objectifs

En 2008, le plan Écophyto 2018 est officiellement lancé avec l’objectif de réduire de 50 % l’usage des pesticides en dix ans. Cependant, cet objectif ne sera pas atteint. En 2012, une première étude de l’INSERM établit un lien entre pesticides et maladies chroniques.

En 2016, la Loi Biodiversité programme l’interdiction des néonicotinoïdes. En 2017, la pétition « Nous voulons des coquelicots » marque une mobilisation citoyenne forte contre les pesticides de synthèse.

En 2020, la loi dérogatoire pour la betterave autorise à nouveau les néonicotinoïdes, déclenchant une vive polémique. La France adhère parallèlement au programme européen Farm to Fork, visant une réduction de 50 % des pesticides d’ici 2030.

En 2021, le Conseil d’État annule plusieurs autorisations de pesticides au nom du principe de précaution. L’INSERM confirme en 2022 les risques sanitaires majeurs. Un Observatoire des résidus est créé pour mieux surveiller la pollution environnementale.

2023–juillet 2025 – Tensions, actions locales et mobilisation citoyenne

En 2023, le gouvernement propose une refonte du plan Écophyto, inquiétant les ONG. De nombreux arrêtés préfectoraux dérogatoires relancent les controverses autour du respect du droit européen.

En 2024, plusieurs maires interdisent les pesticides à proximité des habitations, mais leurs arrêtés sont systématiquement annulés par les préfets. En février 2024, le gouvernement annonce une « pause » d’Écophyto, déclenchant un tollé chez les défenseurs de l’environnement. Des recours sont déposés devant le Conseil d’État.

Le 8 juillet 2025, la loi Duplomb est adoptée, élargissant les dérogations pour certains pesticides. Le 21 juillet 2025, une pétition citoyenne pour son abrogation atteint 1,5 million de signatures – un record historique qui remet en question la légitimité de la décision parlementaire.


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